Les mots des odeurs… et les enfants
Article rédigé par Didier TROTIER
9 mai 2022

Contrairement à une idée commune, nous n’avons pas un si mauvais odorat. En terme de sensibilité, c’est-à-dire la possibilité de détecter de très faibles concentrations dans l’air, l’odorat humain rivalise avec beaucoup d’animaux. De même, nous sommes capables de distinguer d’innombrables sensations olfactives différentes.

Par contre, associer des descripteurs précis à nos sensations olfactives est beaucoup plus difficile.
« Quelle est cette odeur, je la connais mais qu’est ce c’est ? ». On a souvent la sensation d’avoir le « mot » sur le bout de la langue, ou plutôt sur le bout du nez, mais sans pouvoir le faire émerger.
C’est particulièrement vrai quand on manque d’autres indices visuels ou auditifs.

Supposons par exemple que l’on vous fasse sentir de l’estragon sans le voir. En prenant conscience de la sensation olfactive notre petit Sherlock Holmes cérébral se met en branle et nous suggère « la cuisine », « la nourriture », « un aromate », certainement une « herbe de Provence ». Mais laquelle ?
Nous hésitons encore entre thym, sarriette, estragon… Le mot précis nous manque encore et nous restons muets. Ce n’est que si d’autres indices sont disponibles (visuels ou auditifs) que nous pouvons prendre une décision plus précise. Par exemple si l’on vous fait choisir entre trois mots : estragon, menthe, orange. Ou bien si vous pouvez voir, parmi les choses qui vous entourent, la source potentielle de l’odeur.

On peut remarquer que cette activité cérébrale (nommer les odeurs) est typiquement un problème humain assez loin des activités normales de l’odorat des autres animaux. C’est un des sens qui s’est développé très tôt dans l’évolution des espèces. Tous les animaux utilisent leur odorat pour faire correspondre ce qu’ils sentent à des catégories mentales (prédateurs, danger, congénères, source de nourriture etc.). Ces catégories mentales sont très liées à des comportements assez stéréotypés (fuite, rapprochement, se nourrir etc.). Mais aucun, bien évidemment, n’utilise des mots pour exprimer leur ressenti. Utiliser des mots pour décrire ce que l’on renifle est une spécificité humaine.

Ce processus d’identification verbale dépend grandement de notre expérience olfactive, c’est-à-dire de l’effort que nous faisons pour associer une odeur à un item identifié. Nous pouvons en effet apprendre, pour peu que nous y fassions attention, à associer des odeurs et des objets concrets.
Froissons une feuille de laurier et portons nos doigts à nos narines, et une association olfactive est créée. Goûtons un sirop de menthe verte, et une autre association est créée. Le cerveau est bien équipé pour créer des catégories perceptuelles pour les objets olfactifs familiers que l’on peut mémoriser.

La catégorisation mentale des odeurs et de leurs descriptifs est cependant soumise à de quelques contraintes.
La première contrainte est reliée à la diversité des sensations olfactives associées au même descripteur. Le mot « fraise », par exemple, reflète des réalités olfactives très diverses. Toutes les fraises n’ont pas exactement le même profil aromatique car les composés odorants ne sont pas les mêmes. De même, l’arôme d’une variété donnée varie selon son degré de maturité. Le cerveau doit alors alimenter une certaine rubrique mentale (« fraise ») de multiples sensations olfactives qui, ayant certaines notes communes, n’en sont pas moins sensiblement différentes. Si l’on veut être précis, au moment de la mémorisation, il faudrait associer l’odeur perçue à « une fraise de la variété xxx au degré de maturité y , à telle température ». C’est vite impossible pour le cerveau de gérer autant de sous-rubriques d’informations, d’autant plus que celles-ci ne sont pas toujours disponibles.


Il est plus alors simple de condenser l’information en quelques traits typiques plus facilement attribuable à une catégorie mentale suffisamment représentative et différentes des autres. Souvent nous utilisons des descripteurs olfactifs idéalisés qui n’ont pas de réalité réelle, plutôt des stéréotypes olfactifs. L’odeur de fraise n’existe pas. Pas plus que l’odeur de rose (promenez votre nez curieux dans une roseraie pour vous en convaincre : il existe autant de parfums de rose que de roses !).

Dans le fond, les informations olfactives suivent un peu les mêmes principes de catégorisations mentales que, par exemple, les informations visuelles. Lorsque nous sommes petits et que nous associons le mot « cercle » ou « carré » à une représentation géométrique particulière, le mot « vert » à certaines couleurs, ou bien le mot « chat » pour certains animaux, nous apprenons très vite que chaque mot peut correspondre à des réalités sensiblement distinctes. Le cerveau est particulièrement apte à alimenter des catégories conceptuelles avec un descripteur donné en tenant compte des variantes possibles.

Mais concédons que tout ce travail de catégorisation mentale est plus difficile pour l’odorat que pour la vision. L’ information visuelle est aisément disponible alors que les sensations olfactives sont fugaces et éphémères puisque réglées par nos inhalations et doivent solliciter fortement la mémoire. C’est une seconde contrainte.

L’odorat est particulièrement apte à mémoriser des sensations olfactives car il est en ligne directe avec l’hippocampe dans le cerveau. Encore faut-il y prêter attention; la plupart du temps nous scotomisons les informations olfactives qui nous entourent, et nous n’en avons tout bonnement pas conscience, car nous n’y prêtons pas attention. La mémorisation de nos sensations olfactives est particulièrement efficace si une composante émotionnelle y est associée, positive (c’est bien/bon pour moi) ou négative (à éviter). Il n’est donc pas surprenant, lorsque nous sentons une odeur, d’avoir l’impression de l’avoir déjà connue ou pas. Nous « connaissons » donc beaucoup d’odeurs même si nous avons des difficultés à les nommer.

Au lieu de s’évertuer à chercher le descripteur qui nous échappe, pourquoi ne pas donner plus d’importance à d’autres aspects comme la mélodie olfactive (les diverses sensations qui évoluent dans le temps), la richesse des notes perçues, voire la beauté intrinsèque de ce que l’on sent ? Cela présente l’avantage de ne pas focaliser toute son énergie à essayer de plaquer un descripteur sur notre ressenti.

Dans la pratique du Kôdô, un art olfactif japonais ancestral dans lequel on apprécie et compare les senteurs de bois d’encens chauffés, dans la concentration et le silence, les mots sont tout simplement bannis. On ne demande jamais au participant de décrire ce qu’il sent ; probablement une retombée de la pratique Zen pour laquelle les mots sont trompeurs et reflètent peu la réalité.

Notre « cerveau olfactif » est donc peu habile à correctement préciser l’objet odorant qui n’est pas
souvent rencontré. Mais il excelle, par contre, dans son pouvoir évocateur. Souvent, lorsque nous
parlons des odeurs, nous ne parlons pas des odeurs mais de nous-mêmes, de nos souvenirs des êtres
et des situations que nous avons vécues. Nous utilisons alors des approximations sémantiques, des
métaphores ou des analogies, qui n’ont pour but que d’induire, par empathie, une certaine
résonance chez l’auditeur. « Cette odeur me fait penser à un soir de juillet au bord de la mer près
d’Arcachon » ou bien « Cela me rappelle l’odeur du grenier de ma grand-mère ». Rien n’est dit sur
l’odeur elle-même, on laisse l’auditeur décrypter selon son vécu et remplir lui-même les cases manquantes.

Que faire avec les très jeunes enfants ?

On peut tout d’abord leur faire prendre pleinement conscience qu’ils ont un odorat. Attirer leur attention, faire sentir le plus grand nombre d’objets odorants possibles afin qu’ils puissent faire des associations et les mémoriser. Dès le plus jeune âge, les processus de mémorisation sont très actifs car l’enfant découvre le monde avec avidité et engrange les informations efficacement. Si vous voulez associer un mot, dire plutôt « c’est l’odeur d’une fraise » que « c’est l’odeur de fraise » , comme nous l’avons vu plus haut. Au fur et à mesure qu’il fabrique ses repères olfactifs, valoriser ses connaissances : « cette odeur, la connais-tu ? A quoi te fait-elle penser ? ».

L’odorat est particulièrement apte à distinguer les odeurs. On peut dès lors imaginer des jeux simples pour valoriser le « pareil –pas pareil » qui peut se faire en l’absence de toute verbalisation descriptive (jeu de deux dans trois; jeu d’association de paires etc).

Didier TROTIER

Didier TROTIER

Chercheur CNRS retraité

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