Le kôdô, un art olfactif traditionnel japonais
Article rédigé par Didier TROTIER
6 juillet 2022

Membre de Nez en Herbe, je suis également actif dans l’association « KODO – La voie de l’encens, Paris ». Cette association a pour but de faire découvrir et de pratiquer le  kôdô, un art olfactif ancestral japonais. Pratiquant depuis de nombreuses années, j’aimerais vous présenter dans cet article en quoi consiste le kôdô et vous montrer qu’il permet d’utiliser son odorat d’une façon fort différente de ce que nous connaissons en Occident.

En préambule, insistons sur le fait que l’encens considéré dans le kôdo n’est ni l’encens oliban sécrété par des arbres de la péninsule arabique, que l’on brûle dans diverses religions, ni les bâtonnets d’encens l’on brûle à diverses occasions. Le bois d’encens utilisé lors du kôdô est récolté dans les forêts tropicales d’Asie du Sud-Est. Il n’est pas brûlé, mais juste chauffé pour exhaler ses senteurs.

La pratique du kôdô permet aux participants d’apprécier  les senteurs de bois précieux d’encens afin de résoudre une énigme olfactive.

Kôdô signifie la voie (dô) par les senteurs de bois d’encens (kô)

Une séance de kôdô

Une séance de kôdô se déroule de la façon suivante. Quelques personnes prennent place autour du tatami (au Japon) ou autour d’une table (en Occident) pour participer à un kumikô (jeu des encens). Chaque kumikô est basé sur les différentes senteurs de bois d’encens présentés successivement. Il sollicite fortement la mémoire et la sagacité olfactive des participants dans une ambiance calme propice à la concentration.

Au début de la séance l’organisateur explique le but du kumikô, c’est-à-dire l’énigme olfactive à résoudre. Chaque kumikô fait référence soit à des poèmes ou la littérature japonaise, soit à la saison, soit encore à des éléments comme la lune, les bateaux, des sites japonais culturellement reconnus etc.

Ensuite, les participants observent en silence l’animateur du jeu préparer minutieusement plusieurs kôro (petits bols remplis de cendre). Chaque kôro contient un charbon de bois incandescent enfoui au centre de la cendre. Par des gestes précis et codifiés un dôme de cendre est formé au dessus du charbon et la surface est décorée de motifs linéaires. Une étroite cheminée relie le sommet du dôme au charbon incandescent. L’ensemble n’est pas sans évoquer un petit volcan, représentation si vivace dans la pensée japonaise. Une plaque de mica est placée sur la cheminée et un minuscule morceau de bois d’encens est déposé au centre. Les différents kôro vont permettre de présenter successivement des bois qui peuvent être identiques ou différents. Le participant doit donc mémoriser chaque senteur afin de pouvoir, à la fin du jeu, les comparer : combien de senteurs ont été présentées, et dans quel ordre ? Cela nécessite d’être très attentif à ses sensations et de faire fonctionner sa mémoire olfactive.

Un kôro muni d’un morceau de bois au centre de la plaque de mica

Grâce à la chaleur issue du charbon incandescent, le morceau de bois précieux émet ses composés aromatiques qui sont peu volatiles à température ambiante. La distance entre la plaque de mica et le charbon est un facteur critique : trop grande, le bois ne sera pas assez chauffé pour émettre les substances odorantes; trop petite, le bois se décomposera en émettant une fumée parasite, ce qui est un défaut. C’est dire que la fabrication de tous les kôro doit être faite avec beaucoup de méticulosité.

Chaque kôro circule parmi tous les participants selon un rituel codifié. Le participant place le kôro sur sa main gauche, le fait tourner de 180 °, et place sa main droite dessus en réservant un espace entre le pouce et l’index. Il approche son nez de cet espace, inspire puis détourne la tête pour expirer. Ceci  est répété deux autres fois pour bien prendre conscience et mémoriser les sensations olfactives procurées par un bois.

« Ecoute » d’un bois

Cet acte de prendre connaissance d’un encens avec son odorat se dit en japonais « kô o kiku » plutôt que « kô o kagu » (flairer l’encens avec son nez). « kô o kiku » est souvent traduit en Occident par « écouter l’encens ».  L’idéogramme correspondant à « kiku » 聞 est composé  de « la porte » 門 et « l’oreille » 耳 et évoque l’idée ‘d’écouter derrière la porte’. En langue chinoise il signifie l’acte de sentir par le nez, se renseigner et distinguer. En japonais contemporain il signifie, dans un premier temps, écouter, se renseigner, demander et consulter et, dans en second lieu, humer, déguster. (Source : Hsiu-Ping CHEN-CLERC , Thèse « Le métier de parfumeur en France et l’art de l’encens au Japon, EHESS, 2010).

Cette façon très particulière d’apprécier les senteurs permet une grande focalisation de l’attention vers les subtilités odorantes de chaque échantillon.

Après avoir humé l’encens, le participant tourne le kôro de 180° dans le sens contraire, le transmet à son voisin, en le déposant à mi-distance, et attend le prochain kôro. Tous les gestes doivent être faits avec précaution pour ne pas déplacer le petit morceau de bois d’encens ou la plaque de mica.

L’attente entre les kôro peut atteindre quelques minutes et la durée totale du kumikô est assez longue: c’est en cela que la mémoire est fortement sollicitée dans la pratique du kôdo.

Selon les bois, les senteurs sont distinctes car les composés aromatiques diffèrent. Lorsque chaque participant a écouté tous les bois du jeu, il doit indiquer par écrit sa réponse à l’énigme olfactive.

Il règne dans la salle un grand silence sans aucune parole. Les participants doivent être détendus mais concentrés. Aucune odeur parasite n’est admise (fleurs, parfums, cosmétiques…). La beauté des objets, la minutie des gestes traditionnels et la place première qu’occupe l’odorat permettent de se mettre dans un état mental apte à recevoir ces belles senteurs rares dans un contexte esthétique. On « écoute » les bois précieux avec beaucoup de respect pour ces chef-d’œuvres olfactifs de la nature. Les relations avec les autres convives de la séance et les animateurs respectent les règles de politesse (c’est ainsi par exemple que l’on s’excuse auprès de son voisin, qui attend, d’apprécier le bois avant lui). Rien ne doit être fait pour perturber la quiétude et la concentration des autres participants.

Exposition à la Maison du Japon des objets utilisés dans le kôdô (Nippon Kodo).

D’où proviennent les bois d’encens utilisés dans le kôdô ?

Les bois d’encens proviennent d’essences tropicales du sud-est asiatique, en particulier du genre Aquilaria. Il ne sont pas trouvés au Japon car le climat est trop septentrional mais proviennent d’Inde, de Birmanie, du Laos, de Thaïlande, du Vietnam, du Cambodge, de Chine, de Taïwan, des Philippines, de Malaisie, de Singapour, d’Indonésie et de Papouasie Nouvelle Guinée. Le commerce de ces bois est très réglementé, certaines espèces étant protégées, mais le braconnage est important car selon la qualité aromatique ces bois peuvent atteindre des prix astronomiques.

Ces bois ont la particularité de produire, au sein de leur tronc, une résine pour résister à l’attaque des micro-organismes suite à une blessure. Contrairement à l’encens oliban sécrété par les arbres du genre Boswelia dans la péninsule arabique, cette résine ne s’écoule pas mais reste intimement liée aux fibres du bois. C’est donc cette partie résineuse du bois qui est récoltée, séchée et découpée en très petits morceaux pour être appréciés lors d’une réunion de kôdô.

Présence de résine à l’intérieur du tronc d’un arbre, récolte de la partie résineuse et présentation d’un petit morceau sur la plaque de mica chauffée.

Que contiennent ces résines ?

Plus de 150 composés aromatiques ont été identifiés au sein de ces résines. Certains ne sont trouvés que dans ces bois d’encens.  Les proportions de ces composés varient selon l’espèce de l’arbre, le pays d’origine, les conditions locales (température, humidité..), la nature des micro-organismes pathogènes (moisissures, bactéries) et la durée d’élaboration de la résine. Il en résulte des profils olfactifs différents selon les bois récoltés. C’est cette diversité de sensations olfactives entre les bois qui est mise à profit dans le kôdô pour titiller la sagacité olfactive des participants.

Pourquoi au Japon ?

Alors que ces bois ne sont pas trouvés au Japon, le kôdô est un art culturel spécifiquement nippon. On ne le trouve nulle part ailleurs dans le Monde. Quels ont été les prémisses de l’apparition du kôdô au Japon ?

Dès l’arrivée du bouddhisme, au 6ème siècle, l’intérêt des nobles  japonais pour ces bois à encens a été forte. Posséder un grand nombre de bois était un signe de richesse, et permettait de parfumer élégamment les vêtements et les pièces de vie.

Certains collectionneurs sont restés célèbres. C’est le cas de Sasaki Dôyo, grand seigneur et esthète, qui possédait au 14ème siècle une collection de 177 bois d’encens prestigieux. Ayant, semble-t-il, une mémoire olfactive très développée il était capable de reconnaître chaque bois par son parfum. Doté d’une grande imagination il a donné un nom poétique à ces bois sur la base de ses ressentis olfactifs : nuages légers, fleurs du vieux prunier, brumes sur le Fuji…, une pratique qui existe encore de nos jours (Source :  La voie de l’encens, L. Boudonnat et H. Kushizaki, Ed. P. Picquier, 2000).

Quand ont été formalisées les règles traditionnelles du kôdô  ?  

Le kôdô est né au 15ème siècle pendant la période du shogun Ashikaga Yoshimasa (1436-1490). Celui-ci, qui a construit le pavillon d’argent à Kyoto, était entouré de gens de toutes sortes (nobles, moines, soldats, artistes…). A cette époque il y a eu un véritable bouillonnement de la culture japonaise qui a vu la naissance et la formalisation de tous les arts japonais qui ont traversé les siècles: art du thé, des fleurs, des poèmes, des jardins, de la musique, du théâtre Nô….

Dans l’entourage de ce shogun il y avait Sanjyô-nishi Sanetaka, un grand intellectuel érudit, chargé des bois odorants précieux à la cour impériale. On le considère comme le fondateur du kôdô. Il a été à l’origine de la pratique Oie, exercée au sein de l’aristocratie et de la cour impériale dans la région d’Edo (Tokyo). Il y avait aussi Soshin Shino. Formé par Sanjyô-nishi Sanetaka, il a été à l’origine de la pratique Shino, populaire auprès des guerriers et du public fortuné dans les régions de Kyoto et Nagoya. Ces deux pratiques (que l’on décrit souvent comme des « écoles ») diffèrent dans la gestuelle de la cérémonie et d’autres aspects, mais pour le pratiquant il s’agit toujours de résoudre une énigme olfactive basée sur l’ordre de présentation des différents bois d’encens. Ces deux « écoles » possèdent un véritable trésor de bois, collectionnés pour certains depuis plusieurs siècles. « Ecouter » ces bois nous relie donc au passé : nous apprécions des senteurs de bois qui ont pu être appréciées par d’autres il y a parfois plusieurs siècles…

Oie et Shino ont développé un très grand nombre de jeux olfactifs ; plusieurs centaines de kumikô ont été en effet formalisés au cours du passé.

Un exemple de kumikô : le Gengi-kô

Le Gengi-kô est certainement le kumikô le plus difficile à réussir; c’est un peu le Graal de tout pratiquant du kôdô. On utilise 5 bois d’encens différents. Pour chaque bois on prépare 5 petites pochettes. On mélange les 25 pochettes et on en tire 5 au hasard. Les bois de ces 5 pochettes sont successivement présentés aux participants qui doivent mémoriser et comparer les  5 senteurs.

A la fin du jeu chaque participant écrit sa réponse. Après avoir écrit son nom sur le papier, il trace dans la partie réservée à la réponse 5 lignes verticales correspondant aux 5 bois successivement présentés (de la droite, le premier, vers la gauche, le dernier). Il relie alors par un trait horizontal les senteurs qu’il pense être identiques. 

Ecriture du nom du participant et de sa réponse au gengi-kô

Par exemple la réponse ci-dessous signifie que le participant a considéré, sur la base de ses sensations olfactives, que le premier et le troisième échantillon présentés étaient issus du même bois, que le second et le quatrième étaient issus d’un autre bois et que le cinquième était différent des deux autres :

Exemple de réponse à un gengi-kô

Il y a 52 réponses possibles, chacune ayant une représentation symbolique particulière :

A ces 52 réponses correspondent 52 chapitres du chef d’œuvre littéraire japonais, le Dit du Gengi, écrit au XIème siècle par une femme, Murasaki Shikibu, et qui raconte la vie d’un prince impérial à Kyoto pendant l’époque Heian (794-1185).

A la fin du jeu, les papiers utilisés par les participants pour exprimer les réponses sont collectés et toutes les informations sont calligraphiées sur une feuille de résultat. La feuille est offerte à celui qui a obtenu la meilleure réponse (en tenant compte aussi d’un ordre de préséance).

Feuille de réponses calligraphiée à la suite d’un gengi-kô effectué par 8 participants

Dans cet exemple Didier et Julie ont trouvé l’ordre correct de présentation des bois mais la feuille a été offerte à Didier qui occupait un ordre de préséance supérieur.  

Tous les autres kumikô existants, plus faciles, suivent le même principe : il s’agit toujours de résoudre une énigme olfactive basée sur l’ordre de présentation des senteurs.

Remarquons qu’à  aucun moment on ne demande aux participants de décrire ce qu’ils sentent !  Ce parti pris est très sage étant donné la difficulté de chacun à pouvoir décrire ses sensations olfactives et l’imprécision des termes descriptifs utilisés. Pour mémoriser les senteurs et les comparer, chacun doit établir sa propre stratégie. Pour distinguer les bois, les experts de kôdô s’aident, semble-t-il, de cinq qualités « olfactives » qui ont été proposées par Jôhaku Yonekawa (1611-1676), à savoir: sucrée (évoquant le miel), acide (évoquant la prune acide), épicée (évoquant un poivron rouge dans un feu), amère (évoquant des herbes médicinales broyées) et salée (évoquant une algue séchant sur un feu).

Participer à une séance de kôdô c’est, bien sûr, avoir le plaisir de sentir de belles odeurs, développer ses connaissances olfactives, et apprendre à utiliser son odorat et sa mémoire. Mais c’est aussi une école d’humilité, de prise de conscience de ses propres limites pour progresser, ce que pourrait signifier l’idéogramme « dô » (la voie) dans kôdô.

Si vous désirez découvrir et pratiquer le kôdô à travers l’association KODO – La voie de l’encens n’hésitez pas à nous joindre via le formulaire de contact de ce site, en mentionnant KODO. Nous espérons reprendre nos réunions dès que le contexte sanitaire sera bon.

Le Bureau de l’association KODO-La voie de l’encens : Pierre-Yves Colombel (Président), Didier Trotier (Trésorier) et Miyuki Furuta (Secrétaire).

Pour en savoir plus:

La voie de l’encens, L. Boudonnat et H. Kushizaki, Ed. P. Picquier

Philosophie du Kodo. Chantal Jaquet

Nippon Kodo

Une démonstration de kôdô selon la tradition de l’Ecole Shino. Le  maître de cérémonie est Marc Antoine Arcelin

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Didier TROTIER

Didier TROTIER

Chercheur CNRS retraité

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