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Apprendre à sentir comme on apprend à voir

par Jean-Noël JAUBERT

Résumé

Tout apprentissage demande une forme de communication entre le maître et l’élève. Nous, les humains, avons largement favorisé l’utilisation d’un langage à cette fin. Pourtant qui n’a pas constaté la grande difficulté que nous avons à échanger sur les odeurs, faute d’un vocabulaire adéquat ? Nous voyons deux grandes raisons à ce handicap :

– une grande confusion de trois grandes acceptions au mot odeur qui désigne à la fois l’objet odorant, son caractère organoleptique et les effets qu’il a sur chacun.

– si la désignation de l’objet peut être faite de toute autre manière, si le ressenti reste une expression personnelle, son caractère organoleptique (caractéristique clé) demande la mise en place d’un outil objectif commun, stable et pertinent à la manière de ce qui existe par exemple sur les couleurs. Le code, à la base de cet outil était resté inaccessible tant que la science n’avait pas apporté les connaissances nécessaires.

Le Champ des Odeurs, présenté ici, se propose d’utiliser ces connaissances pour offrir un langage exploitable pour décrire les caractères odorants.

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Apprendre à sentir comme on apprend à voir.

Peut-on s’inspirer de l’apprentissage du langage des couleurs pour l’apprentissage d’un langage des odeurs en utilisant un référentiel olfactif défini et stable analogue à celui des couleurs? Nous présentons ici notre démarche initiée dans les années 80.

Depuis quelques décennies, les chercheurs s’inquiètent de l’absence de l’olfaction dans notre éducation. Ce n’est pas un vide complet car les nez des enfants sont toujours demandeurs et que, malgré tout, l’odorant joue un rôle essentiel dans notre vie, mais cela se fait plutôt de bouche à oreille ou à l’intuition, sans un véritable système éducatif qui permettrait une bonne communication entre les personnes. Heureusement, depuis quelques années on peut saluer d’heureuses initiatives qui tentent de combler cette défaillance. Ce sont le plus souvent soit des neurophysiologistes, soit des parfumeurs/aromaticiens qui souhaitent partager leurs savoirs olfactifs complémentaires. Conjuguer les deux a bien sûr du bon tant la perception olfactive est multi-facette. Mais notre expérience nous a montré qu’une lacune importante existait pour améliorer la communication et donc l’éducation : avoir un langage commun dénué de toute la subjectivité qui le domine actuellement. A titre comparatif, avant d’aborder l’odorat, nous nous tournons vers un sujet que l’on connaît tous : comment acquérons-nous le langage des couleurs ?

Le long chemin de la découverte des couleurs

Je ne me souviens pas comment j’ai appris à identifier et à nommer les couleurs  (rouge, vert, jaune et bleu, par exemple), mais je sais comment je les ai apprises à mes enfants ; très certainement de la même manière. J’ai utilisé une pyramide de deux séries de quatre cubes portant deux à deux une couleur et, non sans plaisir, répété avec eux les mêmes exercices quotidiennement pendant des mois.

Au départ, il faut faire saisir à l’enfant le concept de « couleur », c’est-à-dire isoler mentalement cette caractéristique des autres. Ce n’est pas facile car l’enfant , en voyant ou manipulant un objet, reçoit simultanément de très nombreux signaux sensoriels. Tous les objets sont essentiellement « multi-sensoriels », c’est-à-dire impliquent simultanément plusieurs sens: forme en trois dimensions, taille , texture de surface, couleur(s), dureté, odeur éventuelle, production de sons, etc. De plus, l’environnement est aussi source de signaux : personnes présentes et production de mots, de gestes et de contacts physiques, etc. Comment aider l’enfant à concevoir la notion de couleur, en isolant cette information des autres ?

L’enfant sait très tôt utiliser le « pareil-pas pareil » pour acquérir des catégories mentales . Il peut donc apprendre que le cube rouge et le cube bleu sont pareils, car ils ont la même forme. Mais il peut aussi apprendre que deux cubes rouges sont pareils car ils ont la même forme et la même couleur. De même, un cube rouge et une balle rouge sont pareils car ils ont la même couleur, en dépit de formes différentes. Il faut bien des répétitions, et des exercices (dirigés) de tri, pour que l’enfant apprennent à utiliser la couleur comme critère pertinent de catégorisation des objets.

Mais, pour que l’enfant n’ait pas à se déplacer continuellement avec ses cubes pour pouvoir montrer à ses interlocuteurs quelle couleur il reconnaît dans un nouvel objet, il doit utiliser le langage qui permet de substituer un mot à une catégorie mentale, en l’occurrence la couleur d’un objet, sous la forme d’un code signifiant-signifié. Le signifiant est l’image acoustique d’un mot. Le signifié est le concept, c’est-à-dire la représentation mentale d’une chose.

C’est ainsi que l’enfant apprend, par l’écoute,  à associer un mot descripteur avec chacune des couleurs des cubes. Pour l’enfant, les cubes sont devenus des référents de couleur, chacun associé à un mot descripteur :

Mais il lui faut aussi apprendre qu’il existe une certaine « élasticité » du mot descripteur, c’est à dire toutes les variantes de la couleur auxquelles l’enfant donnera la même dénomination. Les parents apprennent ceci à l’enfant en donnant le même nom à des couleurs d’objets pas nécessairement identiques : les cinq objets (grille-pain, bouilloire, cadre, lego® et tomate) de la photo ci-dessous sont tous qualifiés de « rouges » bien que les teintes ne soient pas exactement identiques.

Fig.1 Différents objets rouges: cela permet de concevoir les variations admises pour la dénomination « rouge » et, au-delà, de comprendre que c’est bien la teinte qui rassemble ces objets ;  c’est sur ce signal, isolé de tout autre, que l’on demande de porter attention

La diversification des objets permet à l’enfant de concentrer son attention sur le caractère coloré, déconnecté de son support et de ce qu’il peut évoquer:  fonctionnalité, hédonisme, affects, souvenirs etc. La couleur est la couleur sans plus. Ces quatre couleurs ne suffisent cependant pas à l’enfant pour parler de la couleur de tous les objets qui l’entourent. Il est nécessaire d’ajouter d’autres  référents, en les positionnant par rapport aux quatre premiers : par exemple l’orangé entre le rouge et le jaune, le violet entre le bleu et le rouge, le marron entre le vert et le rouge, etc. Cela crée peu à peu, dans l’esprit de l’enfant, un espace des couleurs structuré ; cet espace mental lui permettra de déterminer une perception colorée en utilisant une couleur proche apprise et nommée ou en l’intercalant entre deux ou trois.

Fig.2 Le violet, l’orangé et le marron s’inscrivent dans la structure

Si, dans un premier temps, il faut favoriser la justesse et la fidélité des réponses, on pourra demander à l’enfant grandissant, sans aller trop loin, d’augmenter le nombre de référents nommés afin d’avoir plus de précision dans sa description des couleurs. Une véritable précision ne peut être attendue que des coloristes professionnels qui peuvent garder en mémoire les références d’un nombre très important de teintes d’un nuancier.

Ce système d’apprentissage est le seul qui nous permette d’acquérir un langage commun pour le caractère considéré. L’emploi d’un système repère commun permet d’assurer une bonne communication au-delà des différences de perception individuelles.

Voyons maintenant s’il est possible de s’inspirer de cette démarche pour avoir un langage commun des odeurs.

Les défaillances de l’éducation olfactive

On peut se demander pourquoi l’humanité qui a su mettre en place, parfois depuis des millénaires, des outils de communication pour les couleurs, les formes, les sons, … avait si peu avancé dans le domaine des odeurs. J’y vois plusieurs raisons :

– L’immatérialité de l’odeur :

De même que la progression scientifique est restée bloquée jusqu’à Pasteur par la théorie aristotélicienne de la génération spontanée, la mise en évidence de l’activité d’une molécule pour créer ce qui est une perception olfactive, peut être attribuée à Friedrich Wöhler et Justus von Liegig par leur découverte de la première molécule « aromatique », le benzaldéhyde, seulement en 1832. Jusque-là, la relation entre la source et le nez restait mystérieuse, se faisant par une sorte de message divin qui ne pouvait naturellement pas être compris et encore moins être utilisé comme référent.

– La complexité des substances odorantes :

Il n’est pas rare de trouver plus d’une centaine de molécules odorantes dans un effluve odorant. Leurs proportions sont très variables selon la production, l’évolution et les circonstances d’emploi. Cela interdisait de prendre des substances naturellement disponibles pour fournir les signifiés du langage. En effet, comme s’est plu à le répéter Patrick Mac Leod : il n’y a pas de sujets standard. Pour ces raisons, nous réagissons différemment face à un mélange odorant : certaines molécules ne sont pas perçues par les uns, d’autres très faiblement, d’autres plus fortement, et leur prise en considération par notre cerveau dépend de nombreux éléments annexes (attention portée, autre information, vécu). En un mot ce serait présenter un mélange différent à chacun. et rien dans notre apprentissage ne nous permet de distinguer les différentes odorités qui en résultent. Il a donc fallu attendre l’accès à des molécules isolées, de pureté odorante assurée pour avoir un référentiel pertinent.

– La difficulté à comprendre ce que veulent dire les personnes :

Sans élément de référence concret, l’observateur ne dispose que du langage utilisé par chacun pour parler de ce qu’il perçoit avec beaucoup de subjectivité. Dans le cas de l’olfaction il lui est difficile de séparer ce qui revient à la cause (les molécules odorantes) de ce qui revient aux multiples effets que la perception peut induire sur lui.

Fig 3. La perception résulte du signal généré par les récepteurs sensoriels (représenté par le QRcode) et du traitement de l’information par le cerveau. Ce traitement peut faire intervenir de très nombreuses composantes cognitives comme indiqué dans cette figure.

L’erreur est souvent faite d’utiliser tous les à-côtés (analogies, métaphores, souvenirs…) comme des descripteurs du caractère odorant (que nous nommons par ailleurs « odorité » à la suite du Professeur Jacques Le Magnen : Jaubert J.N., 2011 Odeur et vocabulaire ; L’Eau, l’Industrie les Nuisances  n° 338 janv.,  p  61-65), ce qui complique la tâche du chercheur (par exemple une odeur devenue « nauséeuse » quand on l’a rencontrée en même temps qu’une indisposition).

– L’habitude :

Se contentant de pratiquer depuis la nuit des temps, une communication des associations et des effets ressentis de la perception par chacun, les humains ont du mal à la changer, d’autant que c’est la voie qui leur a été apprise dans leur petite enfance. Le labeur important et de longue durée demandé au petit enfant pour apprendre les couleurs, lui est imposé par les parents ; pour l’adulte c’est un effort et une remise en cause d’apprendre les caractères odorants.

On peut imaginer que, faute de l’apprentissage d’un langage pour parler des couleurs, il ne serait pas possible de demander à une personne : Quelle est la couleur de cet objet ?

La seule question à laquelle il pourrait répondre, un peu à la manière du test de Rorschach, est : A quoi vous fait penser la couleur de cet objet ? Alors, la personne ne décrirait pas la couleur de l’objet mais raconterait sa vie. C’est ce qu’il faut penser rencontrer dans les échanges sur les perceptions olfactives.

– On pourrait ajouter la fugacité des sensations olfactives qui implique une forte mise en jeu de la vigilance puis de la mémoire pour comparer les sensations. Il est plus facile de comparer les objets visibles, qui sont accessibles en permanence et commodément répétables, que les objets odorants.

La copie olfactive de l’éducation aux couleurs

Les avancées scientifiques de ces dernières décennies ne permettraient-elles pas de mettre en place un vocabulaire et même un langage des odeurs que nous pourrions apprendre tous en commun ?

Comme pour l’espace coloré, nous devons disposer dans l’espace odorant d’une répartitions de balises universelles, stables et bien identifiées, définies par des codes odorités/désignation. C’est en positionnant chaque élément de sa sensation olfactive parmi les odorités de molécules bien précises du système repère, qu’un sujet pourra décrire une perception en étant ainsi conduit à écarter de son expression tous les aspects subjectifs; évocation d’images ou de sources potentielles, souvenirs, ressenti hédonique…

Un tel vocabulaire nécessite d’avoir des jalons de référence odorants stables et bien identifiés. Il doit permettre d’écarter les aspects subjectifs de la perception du sujet (évocation d’images ou de sources potentielles, souvenirs, ressenti hédonique…). Nous avons pu voir que c’est par l’utilisation du caractère odorant de molécules précises que l’on pourra décrire les sensations olfactives induites par divers odorants, et non plus par des images, des souvenirs, des ressentis ou des sources.

Bien que notre système soit assez complexe, ce langage doit être simple avec un vocabulaire restreint. Nous avons cependant dû noter qu’il ne pouvait pas se résoudre à quelques mots comme pour les couleurs. Contrairement à la vision des couleurs, qui n’utilise que quelques pigments rétiniens, l’odorat repose sur la participation de plusieurs centaines de capteurs moléculaires travaillant par combinaison. La multi-dimensionnalité des perceptions olfactives est très grande. On peut percevoir une myriade de sensations olfactives, bien plus que de couleurs. 

Pour permettre la communication, ce langage, destiné à partager des descriptions, doit être appris en commun à commencer par le code de base. Ce code consiste en la création d’une relation biunivoque entre un nombre limité de « signifiés », pris dans l’espace étudié et clairement identifiés et leurs « signifiants » respectifs. Son unicité est donc un atout majeur pour assurer la communication entre tous.

Les signifiés sont les caractères odorants des molécules référentes clairement identifiées et pures (il s’agit ici de la pureté odorante différente de la pureté chimique). Elles doivent avoir une parfaite stabilité dans le temps.

Pour faciliter la communication il faut s’assurer que la collection de molécules de référence recouvre bien l’ensemble de l’espace des sensations olfactives. Pour faciliter les travaux il est bon qu’elles soient aisément accessibles et commodes d’emploi.

L’ensemble des références doit être structuré pour permettre l’apprentissage et aider à la localisation, dans cet ensemble, d’une sensation donnée.

Comment trouver ces signifiés référents ?

Nous avons proposé de tirer parti des résultats d’une étude conduite au CNRS entre 1977 et 1983 sur la recherche de la relation entre des éléments de structure chimique de 1.396 molécules et leur caractère odorant. Dès le début, nous nous sommes heurtés à l’absence de descripteurs objectifs pour définir le caractère odorant. La littérature et les publications scientifiques ne nous offraient que des évocations provenant des associations piochées dans les mémoires des vécus individuels. Cela laissait apparaître le manque cruel d’un langage commun.

Mais une utilisation appropriée des résultats de calculs probabilistes de la matrice complète ont permis de distinguer et de positionner des sous-ensembles de molécules. Ces sous-ensembles avaient des caractères odorants qui les distinguaient les uns des autres. Nous avons choisi une molécule facile d’accès, plus au centre de chaque sous-ensemble pour notre application. C’est ce qui a été nommé le « Champ des Odeurs »(Wikipedia 2021, Champ des odeurs).

Une description plus détaillée de l’élaboration de ce « Champ des odeurs » et de son utilisation pratique est disponible ici en téléchargement.

Dans sa dernière version, il comprend 44 molécules de référence, présentées ici sous un numéro et leur dénomination chimique et disposées en une structure à trois dimensions. le nombre de référents de base est ici de 44. Ponctuellement et pour des raisons particulières nous avons pu être amenés à ajouter quelques référents complémentaires piochés dans une liste numérotée de 46 à 92.

Les couleurs ont été attribuées en 1982 par des enfants de classes maternelles (Voir l’article de notre blog: Jaubert JN., 1986, Découverte des odeurs par des populations enfantines  Parf Cosm Arôme, n°72, p 73-77).

Fig. 4 : Représentation de la structure de l’espace issu de l’analyse des 1.396 molécules odorantes : le Champ des Odeurs (d’après Jaubert JN, 2022, Comment parler des nuisances odorantes  L’Eau, l’Industrie, les Nuisances N°452 p 84-97, mis en ligne le 2 juin 2022).

Les signifiants des caractères odorants des molécules de référence utilisés ont appartenu à plusieurs registres : les mots triviaux facilement accessibles à tous présentaient l’inconvénient de solliciter des évocations, les noms chimiques peuvent paraître rébarbatifs et compliqués pour des enfants, les numéros sont parfois pris pour des nombres et nous avons utilisé différents néologismes , par exemple des mots à deux syllabes (e.g. coume pour la coumarine, citre pour le citral, hexe pour l’hexénal, mole pour le menthol etc.). L’idée est que le mot ne fasse pas naître des évocations et qu’il soit utilisable pour différentes langues.

Nous disposons donc maintenant d’objets odorants clairement identifiés comme système repère pour pouvoir comparer leurs perceptions avec d’autres perceptions. On a pu décrire des couleurs avec des couleurs, on peut aussi décrire des caractères odorants par des caractères odorants et non par des images, des souvenirs, des ressentis ou des sources.

Muni de ce référentiel il est dès lors possible d’imiter l’apprentissage utilisé pour les couleurs.

Apprendre à décrire sa perception

En tout premier lieu, comme dans les cas des sens élaborés, il faut bien prendre conscience que sentir, comme voir ou entendre, n’a rien d’inné. Comme pour les couleurs, il faut APPRENDRE pour pouvoir traiter le signal fourni par les récepteurs sensoriels. Ce signal ne se définit que par sa qualité et son intensité, liées à la nature de la substance odorante, le cerveau se charge de lui accoler tout le reste plus lié au vécu du sujet.

La méthode suit le protocole suivant :

– un objet peut stimuler plusieurs sens qui peuvent activer plusieurs zones cérébrales. Les informations qui parviennent au stade de la cognition présentent donc de multiples facettes. Comme l’enfant a appris à isoler la couleur de toutes les autres informations et de toute sa propre subjectivité, par des répétition et des croisements d’information, il doit apprendre à isoler dans sa perception, la part de la sensation qui ne traduit que la réponse des capteurs olfactifs : la part des données que nous avons représentée par un QRcode sur la figure 3. C’est incontestablement la partie la plus délicate de la formation. Mais cela se réalise assez bien comme nous voyons un jeune enfant capable de focaliser son attention sur une brique du fait de sa couleur rouge pour être capable de la distinguer du reste de la construction de Lego® et être capable de l’isoler sur ce seul critère organoleptique. En fait les sujets améliorent leur efficacité au fur et à mesure qu’ils apprennent à jongler avec les notes odorantes. Des techniques de « flairage » et de manipulations de « mouillettes » s’acquièrent rapidement pour faciliter l’apprentissage en développant la vigilance de l’enfant.

positionner chaque élément de la nouvelle sensation, dans l’espace, non par une simple recherche de similitudes ou de dissemblances mais par la recherche des moindres distances comme nous le pratiquons avec les quatre couleurs et plus tard sur un nuancier.

La complexité de cet espace le réserve aux adultes mais il a été adapté aux capacités de l’enfant : le jeu « Atelier Odeurs », destiné aux 5-8 ans ne comportait que 14 points de repère :

Fig. 5 Le jeu Atelier Odeurs (NATHAN, 1991) . Pour la notice d’utilisation voir ce fichier

A ce stade il est possible d’attirer l’attention des enfants sur les différences de sensibilités entre eux afin de mieux appréhender les variabilités inter sujets ; cela permettra d’identifier et comprendre des lacunes qui ne peuvent pas manquer d’apparaître dans les dialogues.            

– la pratique de la méthode du Champ des Odeurs se fait dans une étape suivante qui va consister en l’analyse d’un mélange pour y reconnaître les différents éléments de la sensation. Le mélange de deux molécules peut soit être décortiqué (le nez exercé pouvant retrouver les deux notes) soit, plus rarement, créer une nouvelle note en cas d’accord.

Fig. 6 : Un mélange de deux signaux peut souvent donner différentes images mais les différents éléments restent identifiables par analyse. Le cas des accords requiert plus d’expérience pour voir les deux formes.

La démarche analytique a pour rôle de ramener une donnée complexe en une collection de données simples comme nous le faisons pour lire par exemple. Ce que font couramment les parfumeurs, aromaticiens, cuisiniers ou œnologues, reconnaître des éléments dans un mélange, est tout à fait accessible à tous avec une formation adaptée et revêt rapidement un aspect très ludique pour les enfants. Le décryptage du code comprend en fait deux volets atteignables par la transmission d’une méthode de travail de plus en plus affinée : par des exercices, pour accroître la vigilance de l’élève et par des exercices répétés, pour qu’il soit capable de distinguer la succession des sensations lui parvenant au cours d’un flairage appliqué. Si l’analogie pouvait être faite avec l’œil, nous pourrions estimer atteindre 10 caractères odorants par seconde mais cela nous semble difficile, 3 ou 4 parait être raisonnable.

C’est assez rapidement que nos sujets sont capables de retrouver deux odorités dans un mélange, puis trois, puis quatre… Ceci reste indispensable car pratiquement tous les odorants que nous croisons sont des mélanges d’odorités. Certes nous n’en trouvons pas tous les caractères odorants, mais la discussion avec d’autres sujets permet d’accroître son analyse et à plusieurs, il y a des chances de ne pas avoir omis l’essentiel si on a un référentiel solide et objectif commun à tous les sujets. Et si on évite l’effet d’entraînement des leaders…

Retrouver telle ou telle note dans le parfum d’une fleur, l’arôme d’un aliment ou le bouquet d’une lessive est un jeu extrêmement gratifiant pour ceux qui s’y prêtent. Nous transmettons dans cette étape un art de sentir qui est très formateur pour tous et permet à chacun de développer des connaissances du monde odorant, bien que les aspects les plus précis demandent un effort plus soutenu qui le réserve plutôt à des professionnels

– enfin, à partir de 12 ans, on pourra aller jusqu’à évaluer l’intensité de sa perception pour chaque note détectée pour compléter la connaissance de l’odorité. Le sujet positionne sa perception nouvelle sur ses perceptions d’une petite série ordonnée de concentrations (1 à 5 maximum, 2 assez distants suffisent pour des enfants) de quelques référents. Par la suite, pour plus de commodité avec des jurys d’adultes et dans certaines tâches comme un circuit d’observation de la qualité de l’air et avec des adultes, il est possible pour chaque sujet d’étalonner ses comportements vis à vis de la série de perceptions, sur une échelle en dix points.

Nous insistons sur le fait que cette formation n’est en rien originale et ne demande en fait pas tellement plus de temps que les dix huit mois avec un travail quotidien de quelques  poignées de minutes consacrées au jeune enfant pour apprendre quatre couleurs. Les formations complètes pour un jury spécialisé nous ont demandées une soixantaine d’heures mais, dans les classes primaires, pour une formation réduite qui permet de comprendre le système, nous disposions, à l’époque, de cinq matinées le samedi.

De plus, tant que l’ancrage n’est pas solidement installé et que les personnes font un usage courant de ce langage commun, il est nécessaire d’entretenir leur savoir. A cet effet, les sujets reçoivent un coffret contenant les dilutions (dans de l’alcool ou mieux dans la triacétine) des référents et des mouillettes, afin qu’ils puissent régulièrement y revenir et mieux en se joignant à d’autres complices (avec adaptation du matériel pour les enfants, par exemple odorants sur supports de paraffine solide ou de matière plastique adsorbante).

Nous sommes bien conscients que cette formation peut paraître lourde et ardue quand elle s’adresse à des enfants ou des adultes en âge de mesurer un effort. Mais c’est oublier le travail colossal effectué par le tout jeune enfant pour engranger toute forme de connaissance et d’outils de communication quand il démarre dans la vie. Il est vrai que nous, les adultes, ne lui laissons pas le choix. Les premiers mois sont très chargés pour mettre en place ces bribes de culture à partir de rien et le reste a toute la vie pour être complété. Et, bien sûr, le programme de formation doit être adapté à l’âge de l’enfant et il n’est pas possible de tout inculquer d’un seul coup (ne nous contentons-nous pas de quatre couleurs au début ?). Il faut un aspect ludique (Jaubert JN., 1991, Jeu : Atelier « Odeur »,  Nathan  Paris ) et simple comme nous l’avons indiqué pour le niveau de classe maternelle (Duchesne J., Jaubert J.N., 1989, Découvrons les odeurs  Nathan Paris ), sachant que l’on peut aller de plus en plus loin à partir de l’école primaire. Nous avons constaté un optimum de compréhension du concept à l’âge de 9 ans.

Conclusion

Les êtres humains, sociaux de nature, ont impérativement besoin d’échanger avec leurs congénères. Nous pouvons partager la nature de ces échanges en deux groupes qui coexistent toujours et pour toutes nos perceptions :

– ceux qui portent sur la personne : ses ressentis, ses émotions, ses goûts, la manière dont ils perçoivent des objets, souvent exprimée par des métaphores…. Ce sont des informations importantes dans notre vie et dans nos relations. Elles sont de nature strictement subjective que l’on ne peut étudier que par les sciences humaines.

– ceux qui portent sur le monde extérieur, les objets que l’on désire soit reconnaître dans toute leur complexité avec le remarquable travail de mémorisation des professionnels, soit décrire de la manières la plus objective possible pour en partager la connaissance qui sera utilisée à l’appréhension du monde. C’est à cette dernière démarche très concrète que le Champ des odeurs peut apporter son concours.

Nous avons pu montrer le parfait parallélisme que l’on pouvait faire entre couleur et odeur mais nous aurions pu prendre n’importe quelle autre perception qu’il s’agisse des sons, de la musique, des formes, des saveurs ou même des mathématiques. L’espace de l’olfaction n’est, certes, pas le plus simple mais son accès tardif à la science, n’en n’a pas facilité la familiarisation. En particulier, les humains n’avaient pas eu la possibilité de créer un « vocabulaire » et un langage comme ils l’ont fait avec d’autres perceptions. Les progrès scientifiques tant en chimie, en physique en physiologie et en sciences humaines nous ont permis une petite avancée dans ce domaine. Le Champ des Odeurs offre ce système de repères inhérent à toutes nos communications : un code de base, le vocabulaire élémentaire à la mise en place d’un langage. Son emploi depuis quarante ans dans différents domaines, différents pays et avec différentes langues, a pu montrer une bonne efficacité pour une approche purement descriptive. Il laisse par ailleurs toute sa place aux arts, aux émotions et aux souvenirs dans lesquels il n’entend pas intervenir sauf peut-être au niveau des substances odorantes utilisées.


Merci à Didier TROTIER pour son aide à la réalisation de cet article.

Découverte des odeurs par des populations enfantines

Développer l’éducation de l’odorat des enfants est le thème majeur de notre association. Mais comment s’y prendre ? Dans cet article, nous présentons l’expérience de Mr Jean-Noël JAUBERT, alors chercheur du CNRS au Muséum national d’Histoire Naturelle, qui a été un pionnier dans ce domaine il y a plus de 40 ans. Il nous a aimablement fait parvenir un texte écrit en 1986 pour une conférence qu’il a présentée au séminaire de la semaine de l’école des sens, La planète alimentaire, Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette. Vous verrez dans cette retranscription que son approche et ses remarques sur l’éducation de l’odorat des jeunes enfants sont toujours, étonnamment, d’une vive actualité. Quoique ces travaux soient assez anciens, et que l’auteur a depuis acquis une plus grande expérience, ces observations peuvent constituer une bonne base de réflexion pour ceux intéressés à développer l’odorat des jeunes enfants. Didier Trotier

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Découverte des odeurs par des populations enfantines

Jean-Noël JAUBERT

(Parfums, cosmétiques, arômes n°72, 1986)

Dans le cadre d’une recherche sur les molécules odorantes, nous avions ressenti comme une gêne le fait que des adultes ne puissent parler des « odeurs » qui leur étaient soumises sans évoquer des expériences, des évènements, des aliments… L’ensemble des données recueillies nous étant paru trop complexe pour en faire un traitement simple, nous avions alors pensé que des enfants, les plus jeunes possibles, moins riches en expérience et moins « contraints par la culture », pourraient peut-être donner des réponses plus « natives » et donc plus proches de leur sensation propre. C’est pourquoi, depuis 1980, nous poursuivons des observations sur la rencontre d’enfants et d’odeurs, tout en mettant en place une structure d’éveil à tout ce secteur sensoriel qui débouche sur un programme de formation pour les plus grands.

                Très rapidement rebutés par la difficulté de communiquer avec les nourrissons et les tout-petits, nous nous sommes orientés vers les enfants des classes maternelles auxquelles nous avons ajouté par la suite des élèves d’école primaire.

                Ce sont les observations faites sur le comportement de plus de trois cents enfants que nous vous livrons ici.

Les essais effectués

Les tableaux ci-joints (1 et2) donnent l’ensemble des essais réalisés en fonction de l’âge des enfants.

               Notre démarche cherche à éviter tout élément directif et toute forme d’apprentissage systématique.

                Nos expériences antérieures nous ayant montré toute la subjectivité qui peut résider dans l’identification de senteurs à partir d’images partielles, nous ne demandons jamais à l’enfant d’essayer de reconnaître quoi que ce soit. Il reste libre d’exprimer les ressemblances éventuelles qu’il peut trouver.

                Les enfants peuvent suivre leur rythme, choisir leurs expressions, le responsable se contente de distribuer les mouillettes parfumées et d’observer. Bien entendu, il ne présente aucun prototype du bon travail et ne donne pas ses propres impressions.

                En fin de séance, les enfants disposent à leur guise de leurs mouillettes.

Les manipulations sont réalisées de la manière suivante :

  • des petits groupes d’enfants sont constitués de trois à huit enfants qui se choisissent eux-mêmes dans la limite du possible ou selon les habitudes de la classe ;
  • une séance dure d’une demi-heure pour les plus petits à une heure pour les plus grands ;
  • les produits sont présentés de manière totalement anonyme sur des mouillettes imprégnées. Pour des raisons de commodité, les substances utilisées sont en solution alcoolique à des concentrations moyennes de 1/10 à 1/1000 et parfois moins selon leur puissance. De toute manière, on prend soin d’évaporer l’alcool pendant deux minutes environ en agitant les mouillettes avant de les donner aux enfants. Les solutions sont incolores, mises dans de petits flacons repérés par un simple numéro ;
  • la liste de quelques produits utilisés est donnée sur le tableau 3, mais à chaque séance on ne propose pas plus de sept produits pour les plus petits et parfois une dizaine pour les élèves d’école primaire ;
  • comme indiqué au tableau 1 quelques essais particuliers sont demandés.

Appréciation des odeurs perçues dans des espaces donnés : le petit groupe d’enfants se déplace dans la classe, dans le couloir ou dans les cours et les bâtiments et est invité à faire part de ses impressions olfactives au cours du déplacements pour les plus petits, après pour les enfants des plus grandes classes.

Appariement : on confie à un enfant trois crayons-feutres de couleurs différentes et on lui en présente un quatrième de l’une de ces trois couleurs précédentes. Il doit désigner les deux couleurs identiques. L’enfant ayant bien compris l’essai, il doit faire la même chose avec trois, plus une, mouillettes.

Reconnaissance : il ne s’agit pas d’identifier une note aromatique mais seulement de savoir si l’enfant reconnaît, pendant une séance, une substance odorante déjà présentée à la séance précédente.

Dégustation de sirops du commerce dilués à 1 pur 10. La manipulation a surtout pour but de faire découvrir le rôle unique du nez dans ce qui est communément appelé « le goût ». L’enfant a la boisson dans un gobelet et se pince le nez, il ne cessera le pincement qu’au « top » du responsable ; il met le liquide dans la bouche, repose le gobelet et seulement il est autorisé à lâcher son nez pour découvrir le parfum du sirop : nous avons utilisé des sirops grenadine, fraise, orange et menthe normalement colorés, mais il aurait été possible de modifier les couleurs pour accroître les effets de la découverte du parfum.

Expression colorée : devant la difficulté des jeunes enfants d’avoir une expression verbale et tout particulièrement vis-à-vis des odeurs, et notre recherche d’une expression associative la plus primaire possible, faisant abstraction de l’acquis culturel, nous avons choisi une expression par appréciation subjective de couleurs aux stimuli olfactifs. L’enfant reçoit un sachet de quinze feutres de couleurs différentes (et a en outre la possibilité de laisser une case blanche) et une fiche (Fig. 1) adaptée à son univers : la barre noire permet de positionner la fiche sans ambiguïté, les cases sont repérées par des signes conventionnels qu’il connaît. L’essai consiste à demander à l’enfant de choisir le crayon feutre dont la couleur lui paraît proche de l’odeur perçue sur la mouillette qui lui est remise.

Descriptif : nous avons évité d’effectuer un essai systématique mais nous nous contentons de relever les expressions (hédoniques ou descriptives) données par les enfants à propos des odeurs proposées.

Association : on apprend aux enfants à percevoir simultanément les odeurs de plusieurs mouillettes par la méthode du positionnement relatif et on leur laisse faire les associations qu’ils souhaitent. On se contente de relever le but qu’ils recherchent dans leurs essais.

Apprentissage : pour les plus grands (à partir de huit ans), et dans le cadre de démarches purement éducatives, nous apprenons une méthodologie de connaissance et de reconnaissance des stimulations olfactives puis on leur fait découvrir des moyens de les nommer en évitant les amalgames erronés. En effet :

            – un corps pur ne représente pas une entité odorante naturelle complète (ex. l’aldéhyde C16 n’est pas de la fraise) ;

            – un extrait ne saurait être confondu avec le végétal (ex. l’essence d’orange n’est pas l’orange et encore moins une autre partie de l’orange qu’est le jus habituellement consommé).

L’ensemble de ces essais sont régulièrement repris tous les ans et certains ont fait l’objet d’analyses plus spécifiques.

Les observations faites

A la suite des essais énumérés ci-dessus, nous avons fait un certain nombre d’observations dont nous vous livrons celles qui nous semblent les plus intéressantes et pour lesquelles il ne faudra pas essayer d’en généraliser la portée, compte tenu des limites de notre expérimentation.

Découverte de l’odorat

               Un point commun entre tous les âges : sentir est une véritable découverte et ce, tout particulièrement dans les populations urbaines.

               Dès qu’il a compris ce qu’il devait faire, le jeune enfant (dès deux ans et demi) prend la mouillette à pleine main (ce dont nous n’avons pas l’habitude dans nos professions), la porte à son nez et reste là quelques instants à flairer, les yeux écarquillés. Sa réaction suivante est de faire partager sa sensation en portant la mouillette avec plus ou moins de précision sous le nez de son camarade le plus proche ou sous celui du responsable. On verra, à la sortie, les enfants se précipiter vers les enfants venus les attendre et leur imposer un paquet de mouillettes à sentir. De même, il faut noter la concentration qui traduit l’intérêt de certains enfants qui ferment parfois les yeux pour mieux sentir leurs mouillettes.

               Il arrive parfois que l’enfant se trompe d’extrémité de mouillettes, on le voit alors soucieux à la recherche de la sensation.

               Pour les plus grands, à partir de quatre ans, on commence à avoir des expressions verbales.  Les commentaires deviennent plus nombreux à partir des classes primaires, l’enfant cherchant à reconnaître, puis à partir de 9 ans à nommer.

               Les enfants ayant découvert leur odorat, nous nous appliquons à leur montrer qu’ils vivent dans tout un espace odorant. S’il est difficile de prendre en compte les balbutiements des tout-petits, en revanche, on note qu’à partir de 3 ans et demi, 4 ans et jusqu’à 5 ans et demi, les enfants parlent des odeurs qu’il reçoivent en ne prenant de référence que parmi d’autres personnes (par exemple, un camarade « ça sent Michael ») et parfois par des transferts plus ou moins simples : « ça sent papa », alors que nous avions une bonne bouffée d’herbe fraîchement coupée, l’enfant ayant fini par préciser « ça sent papa quand on coupe la pelouse ».

               En classe primaire, on va très rapidement s’éloigner de référence à des humains (Fig. 2) pour en venir à des objets et parfois même effectuer un transfert en sens inverse : ainsi cet enfant de CE1 qui, avec une mouillette imprégnée de néroli, reconnaissait l’odeur de la « poussette » ; l’ayant fait parler un peu plus sur ce sujet, il précise « ça sent la poussette quand on y met le bébé » (certaines eaux de toilette de bébé ont effectivement un parfum proche du néroli).

[Commentaire en 2022 : les courbes sont celles que j’avais tracées à main levée pour illustrer mes propos lors des conférences et rassemblent des résultats obtenus auprès de plusieurs groupes pendant plusieurs années (les conditions expérimentales n’étaient pas rigoureusement les mêmes et les groupes hétérogènes). C’est plus l’idée que la rigueur scientifique qu’il faut retenir. Les formations que nous avons pu conduire par la suite ont toujours confirmé ces observations. Il est bon de rappeler ceci aux lecteurs ainsi que l’ancienneté de ces travaux; j’aurais probablement rédigé les choses différemment de nos jours. JN Jaubert].

Les élèves de maternelle semblent assez précis, ils peuvent reconnaître le parfum de leur maîtresse et le propriétaire d’une écharpe à son odeur ; plus tard, les choses deviennent plus confuses. Là aussi, les populations rurales que nous avons eues pourraient être légèrement plus performantes.

               A noter que nous n’avons rencontré qu’une seule fois un enfant (une petite fille) qui ne semblait rien percevoir.

               Enfin, la correction d’une idée fausse très généralement répandue nous a semblé indispensable. Ce que tous appellent le « goût » de fraise, de menthe …. n’est pas perçu dans la bouche mais bien au niveau de la fosse nasale. Avec une certaine application et parfois plusieurs échecs pour les petits, mais dès le premier essai à partir de huit ans, il est très amusant dans tous les cas de voir l’émerveillement des enfants qui sentent tout d’un coup, après avoir lâché leur nez, le sirop qu’ils consomment.

Appariement                

Les observations que nous avons pu faire à propos de cet essai nous ont beaucoup surpris. En effet, si dès les plus petits l’appariement des couleurs marche assez bien, l’appariement des odeurs ne commence à donner des résultats qu’après 7 ans. Nous sommes cependant conscients qu’il existe une différence importante entre les deux essais, puisque dans le premier cas l’enfant a les références simultanément sous les yeux alors que les odeurs doivent se succéder sous son nez, ce qui exige donc un minimum de mémorisation. Mais on a vu que la mémorisation des odeurs était tout à fait possible même chez les tout-petits (reconnaissance). En outre, on constate très rapidement que si l’odeur à apparier est connue de l’enfant (« bonbon à l’orange », « yaourt à la fraise »), il est tout à fait performant dès son plus jeune âge et ne répond plus du tout au hasard ; il cherche, s’applique et trouve la bonne réponse (fig. 3).

Nous ne savons pas à partir de quel âge un enfant satisfait au même test avec des notes de musique, mais nous savons, pour l’avoir vécu, qu’un adulte confronté à une culture musicale qu’il ne connaît pas, en l’occurrence la musique arabe, est pratiquement incapable de distinguer une mélodie d’une autre.

               Quel est le poids de la culture sur nos perceptions ? Cette question pourrait faire un excellent sujet de travail.

               Il nous semble que, dans le cas de l’odorat, on pourrait prendre comme hypothèse de départ qu’une odeur est le fruit de la conjugaison d’un stimulus avec, de manière prépondérante, un acquis culturel. Le stimulus agissant comme un simple détonateur d’images mémorisées, la manière dont est ressentie l’odeur étant plutôt le fruit du vécu de l’individu. Ceci pourrait être d’autant plus vrai que les odeurs ne font pas appel en totalité à un acquis commun (comme nous l’avons déjà entrevu précédemment) du fait que contrairement aux autres sens :

               – il n’y a pas d’approches objectives : mesures instrumentales du stimulus.

               – on ne dispose pas d’un langage préétabli et appris : ainsi, si le bleu peut être aisément imaginé par chacun d’entre nous sans faire appel à ses souvenirs de vacances au bord de la Méditerranée (ou des objets précis), il n’en va pas de même pour le caproate d’allyle que l’on ne saurait reconnaître que par le rapprochement d’un dessert avec de « l’ananas ».

               Aussi, est-il probable que l’invariant des odeurs soit la conjugaison de données chimiques et culturelles, les variations individuelles venant se juxtaposer.

Manifestation de l’hédonisme

               Ayant par le passé plutôt l’habitude de travailler avec des adultes qui, faute de langage, se contentent le plus souvent de dire « c’est bon » ou « ce n’est pas bon » en mettant le nez sur une mouillette, nous avons été surpris de ne jamais entendre de telles manifestations avec les enfants d’école maternelle pourvu que les concentrations de substances restent dans la limite du raisonnable.

               Une concentration très élevée provoque un éloignement et une grimace, l’expression verbale qui accompagne étant plutôt « ça pique ».

               Les premiers « bon » et « mauvais » n’apparaissent qu’en CP, le maximum de ces manifestations se situe en CE2-CM1 avec le plus souvent le rôle prépondérant d’un leader qui s’impose dans la petite équipe, les autres suivent avec plus ou moins de conviction, sans doute selon la force des liens de dépendance qui se sont établis avec le « leader ». On observe rarement des manifestations contradictoires et des conflits sur l’appréciation des odeurs proposées.

               Le phénomène est moins caricatural pour les enfants plus âgés (10-11 ans), ils ont sans doute un peu plus de personnalité et surtout un comportement plus réfléchi, le souci de reconnaître et de nommer passe avant les réactions individuelles.

               L’évolution du poids des manifestations de l’hédonisme (Fig.5) telle que nous avons pu l’observer tendrait à montrer encore une fois que, sous cet aspect aussi le poids de l’acquis et du culturel a un rôle moteur. On voit d’ailleurs ici encore les différences entre substances reconnues et celles qui ne le sont pas : l’enfant manifeste plus tôt sa satisfaction devant une essence d’orange douce qui lui rappelle un bonbon.                

Nous ne nous permettrons pas de dire que jusqu’à 6 ans l’enfant n’a pas le goût formé, mais il semble plus malléable. En tout cas nous en profitons pour attirer l’attention de ceux qui utilisent des jurys d’enfants sur l’aspect très aléatoire des réponses qui peuvent être données jusqu’à 11 ans. Une étude approfondie sur ce sujet nous semble indispensable.

Expressions colorées

                L’essai ne fonctionne correctement qu’avec des enfants d’âge supérieur à 3 ans et demi et inférieur à 6 ans. Les plus petits ne donnent pas une répétabilité correcte, les plus grands distribuent les couleurs par analogie avec des produits qu’ils connaissent, comme le font d’ailleurs les adultes.

Les résultats obtenus ont déjà été utilisés dans différents comptes-rendus : choix des couleurs de notre organisation du champs des odeurs, recherche des corrélations entre les odeurs et les sensibilités. Nous ne reprendrons pas ici en détail ces différents points. Sachons seulement que par le biais des odeurs soumises, nous avons à peu près retrouvé la structuration des espaces couleurs/psychologie connue avec trois étages : alimentaire, communication, spiritualité, et les pôles agressifs et répulsifs.

Un effort de reconnaissance

                A partir de l’école primaire, l’effet didactique de la rencontre des odeurs se manifeste de plus en plus. Les enfants cherchent à apprendre : leur satisfaction se voit quand ils ont reconnu et quand ils ont pu nommer la substance. A ce jeu aussi , les populations urbaines semblent défavorisées, les enfants s’expriment moins bien sur les odeurs et semblent avoir moins de souvenir. Nous avons d’ailleurs fait la même observation sur des étudiants (20 à 22 ans).

                Néanmoins, nous relevons une fois de plus l’absence de culture dans le domaine des odeurs : pas de sensibilisation, pas de vocabulaire, pas d’expressions (les seules combinaisons faites par les enfants s’efforcent d’être des copies). Il est curieux de voir que les parents et l’école enseignent à l’enfant l’usage de son corps, de ses yeux, de ses oreilles, parfois on parle du goût, mais jamais de l’odorat.

                Notre action, certes, va contre ce courant et nous avons mis au point un langage qui est déjà diffusé, mais nous souhaiterions aller encore plus loin.

                On peut voir d’ailleurs qu’avec une méthode simple l’enfant est assez rapidement capable d’apprendre et de reconnaître puis de mémoriser.                

Pour ce travail, nous n’utilisons que des objets odorants réels et non des ersatz ou des leurres : ainsi disposons –nous dans de petits bocaux (type bocaux à aromates) l’objet odorant lui-même (terres humides, pétales de roses, grains de poivre, fleurs de tilleul, ray grass broyé, etc.). Le petit bocal a été extérieurement enduit de peinture noire et contient si nécessaire un peu de coton pour éviter le ballotement de l’objet ; ce dernier est recouvert d’un morceau de gaze. L’enfant peut donc bien se consacrer à la perception de l’odeur, l’identifier et la nommer sans distorsion ni perversion comme on l’a vu trop souvent, puisque c’est bien l’objet odorant qui donne l’odeur et qui est nommé et non un corps chimique ou tout autre substance qui n’ont parfois de similitude que la bonne volonté du responsable ou sa fuite des difficultés. La reconnaissance des substances chimiques se fait en tant que telle avec, bien entendu, une simplification des noms en utilisant des appellations de connivence, ce qui suffit largement tant que l’on ne cherche pas à former des parfumeurs ou des aromaticiens.

Conclusion

Dans un contexte éducatif qui se conforme aux démarches habituelles :

  • éveil de l’enfant à l’usage de ce sens tant oublié, qui a peut-être beaucoup plus d’importance que la place que peut bien lui laisser notre système d’enseignement ;
  • reconnaissance des sensations odorantes demandant déjà un effort ;
  • mémorisation à la fois des sensations et du langage correspondant qui permet de nommer et donc une réelle communication qui dépasse celle qu’avait trouvée le plus petit en tendant la mouillette sous le nez de son camarade ou de ses parents.

on obtient déjà des résultats satisfaisants.

                Mais en plus, les constatations faites peuvent orienter sur une meilleure connaissance du monde des odeurs. Si nos quelques observations devaient être vérifiées par des approches systématiques, on pourrait apporter quelques éclaircissements.

                Les populations urbaines ont-elles obligatoirement le sens olfactif plus réprimé que les populations rurales ?

                Si le poids de l’acquis culturel est effectivement important dans la perception d’une odeur, n’est-il pas normal que les chercheurs éprouvent de telles difficultés à rechercher une relation structure/activité bi-univoque, difficultés accrues encore par l’usage d’expressions verbales qui pourraient, en l’absence d’éducation spécifique, n’être que subjective ?

                A la réflexion, on peut se demander si le phénomène n’est pas analogue pour la majorité de nos perceptions. La différence entre l’odorat (auquel vient peut-être se joindre l’appréciation de la texture) vient du fait que les parents ne savent pas (sauf peut-être dans les dynasties de parfumeurs) transmettre une culture à leur descendance faute de base objective et de langage spécifique. Depuis les sources indo-européennes des mots que nous utilisons, les différents sens ont su constituer un lexique, l’odorat non, à moins qu’une démarche quelconque ne l’ait depuis occultée.

                Une approche globaliste, intégrant les éléments de culture semblerait-elle mieux appropriée ?                 Voilà donc, en guise de conclusion, les questions soulevées par nos observations. Nous souhaitons des réponses au moins partielles avant le troisième millénaire. La connaissance des enfants qui constituent une grande part de la population d’aujourd’hui et seront eux-mêmes devenus la population de demain et la manière dont naît un consommateur ne peuvent que passionner les chercheurs, intéresser les industriels, motiver nos éducateurs et concerner notre économie.

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Pour aller plus loin:

Dans un article de 1990 « Des éléments de la construction de notre référentiel olfactif« , téléchargeable ici, Jean-Noël JAUBERT poursuit sa réflexion sur l’éducation olfactive des enfants pendant la période néo-natale et la prime enfance et au cours des débuts de la vie sociale (de deux ans et demi à 12 ans).

En collaboration avec Jocelyne DUCHESNE (institutrice) il a également publié un livre  » Découvrons les odeurs » (Nathan, 1989).

Le kôdô, un art olfactif traditionnel japonais

Membre de Nez en Herbe, je suis également actif dans l’association « KODO – La voie de l’encens, Paris ». Cette association a pour but de faire découvrir et de pratiquer le  kôdô, un art olfactif ancestral japonais. Pratiquant depuis de nombreuses années, j’aimerais vous présenter dans cet article en quoi consiste le kôdô et vous montrer qu’il permet d’utiliser son odorat d’une façon fort différente de ce que nous connaissons en Occident.

En préambule, insistons sur le fait que l’encens considéré dans le kôdo n’est ni l’encens oliban sécrété par des arbres de la péninsule arabique, que l’on brûle dans diverses religions, ni les bâtonnets d’encens l’on brûle à diverses occasions. Le bois d’encens utilisé lors du kôdô est récolté dans les forêts tropicales d’Asie du Sud-Est. Il n’est pas brûlé, mais juste chauffé pour exhaler ses senteurs.

La pratique du kôdô permet aux participants d’apprécier  les senteurs de bois précieux d’encens afin de résoudre une énigme olfactive.

Kôdô signifie la voie (dô) par les senteurs de bois d’encens (kô)

Une séance de kôdô

Une séance de kôdô se déroule de la façon suivante. Quelques personnes prennent place autour du tatami (au Japon) ou autour d’une table (en Occident) pour participer à un kumikô (jeu des encens). Chaque kumikô est basé sur les différentes senteurs de bois d’encens présentés successivement. Il sollicite fortement la mémoire et la sagacité olfactive des participants dans une ambiance calme propice à la concentration.

Au début de la séance l’organisateur explique le but du kumikô, c’est-à-dire l’énigme olfactive à résoudre. Chaque kumikô fait référence soit à des poèmes ou la littérature japonaise, soit à la saison, soit encore à des éléments comme la lune, les bateaux, des sites japonais culturellement reconnus etc.

Ensuite, les participants observent en silence l’animateur du jeu préparer minutieusement plusieurs kôro (petits bols remplis de cendre). Chaque kôro contient un charbon de bois incandescent enfoui au centre de la cendre. Par des gestes précis et codifiés un dôme de cendre est formé au dessus du charbon et la surface est décorée de motifs linéaires. Une étroite cheminée relie le sommet du dôme au charbon incandescent. L’ensemble n’est pas sans évoquer un petit volcan, représentation si vivace dans la pensée japonaise. Une plaque de mica est placée sur la cheminée et un minuscule morceau de bois d’encens est déposé au centre. Les différents kôro vont permettre de présenter successivement des bois qui peuvent être identiques ou différents. Le participant doit donc mémoriser chaque senteur afin de pouvoir, à la fin du jeu, les comparer : combien de senteurs ont été présentées, et dans quel ordre ? Cela nécessite d’être très attentif à ses sensations et de faire fonctionner sa mémoire olfactive.

Un kôro muni d’un morceau de bois au centre de la plaque de mica

Grâce à la chaleur issue du charbon incandescent, le morceau de bois précieux émet ses composés aromatiques qui sont peu volatiles à température ambiante. La distance entre la plaque de mica et le charbon est un facteur critique : trop grande, le bois ne sera pas assez chauffé pour émettre les substances odorantes; trop petite, le bois se décomposera en émettant une fumée parasite, ce qui est un défaut. C’est dire que la fabrication de tous les kôro doit être faite avec beaucoup de méticulosité.

Chaque kôro circule parmi tous les participants selon un rituel codifié. Le participant place le kôro sur sa main gauche, le fait tourner de 180 °, et place sa main droite dessus en réservant un espace entre le pouce et l’index. Il approche son nez de cet espace, inspire puis détourne la tête pour expirer. Ceci  est répété deux autres fois pour bien prendre conscience et mémoriser les sensations olfactives procurées par un bois.

« Ecoute » d’un bois

Cet acte de prendre connaissance d’un encens avec son odorat se dit en japonais « kô o kiku » plutôt que « kô o kagu » (flairer l’encens avec son nez). « kô o kiku » est souvent traduit en Occident par « écouter l’encens ».  L’idéogramme correspondant à « kiku » 聞 est composé  de « la porte » 門 et « l’oreille » 耳 et évoque l’idée ‘d’écouter derrière la porte’. En langue chinoise il signifie l’acte de sentir par le nez, se renseigner et distinguer. En japonais contemporain il signifie, dans un premier temps, écouter, se renseigner, demander et consulter et, dans en second lieu, humer, déguster. (Source : Hsiu-Ping CHEN-CLERC , Thèse « Le métier de parfumeur en France et l’art de l’encens au Japon, EHESS, 2010).

Cette façon très particulière d’apprécier les senteurs permet une grande focalisation de l’attention vers les subtilités odorantes de chaque échantillon.

Après avoir humé l’encens, le participant tourne le kôro de 180° dans le sens contraire, le transmet à son voisin, en le déposant à mi-distance, et attend le prochain kôro. Tous les gestes doivent être faits avec précaution pour ne pas déplacer le petit morceau de bois d’encens ou la plaque de mica.

L’attente entre les kôro peut atteindre quelques minutes et la durée totale du kumikô est assez longue: c’est en cela que la mémoire est fortement sollicitée dans la pratique du kôdo.

Selon les bois, les senteurs sont distinctes car les composés aromatiques diffèrent. Lorsque chaque participant a écouté tous les bois du jeu, il doit indiquer par écrit sa réponse à l’énigme olfactive.

Il règne dans la salle un grand silence sans aucune parole. Les participants doivent être détendus mais concentrés. Aucune odeur parasite n’est admise (fleurs, parfums, cosmétiques…). La beauté des objets, la minutie des gestes traditionnels et la place première qu’occupe l’odorat permettent de se mettre dans un état mental apte à recevoir ces belles senteurs rares dans un contexte esthétique. On « écoute » les bois précieux avec beaucoup de respect pour ces chef-d’œuvres olfactifs de la nature. Les relations avec les autres convives de la séance et les animateurs respectent les règles de politesse (c’est ainsi par exemple que l’on s’excuse auprès de son voisin, qui attend, d’apprécier le bois avant lui). Rien ne doit être fait pour perturber la quiétude et la concentration des autres participants.

Exposition à la Maison du Japon des objets utilisés dans le kôdô (Nippon Kodo).

D’où proviennent les bois d’encens utilisés dans le kôdô ?

Les bois d’encens proviennent d’essences tropicales du sud-est asiatique, en particulier du genre Aquilaria. Il ne sont pas trouvés au Japon car le climat est trop septentrional mais proviennent d’Inde, de Birmanie, du Laos, de Thaïlande, du Vietnam, du Cambodge, de Chine, de Taïwan, des Philippines, de Malaisie, de Singapour, d’Indonésie et de Papouasie Nouvelle Guinée. Le commerce de ces bois est très réglementé, certaines espèces étant protégées, mais le braconnage est important car selon la qualité aromatique ces bois peuvent atteindre des prix astronomiques.

Ces bois ont la particularité de produire, au sein de leur tronc, une résine pour résister à l’attaque des micro-organismes suite à une blessure. Contrairement à l’encens oliban sécrété par les arbres du genre Boswelia dans la péninsule arabique, cette résine ne s’écoule pas mais reste intimement liée aux fibres du bois. C’est donc cette partie résineuse du bois qui est récoltée, séchée et découpée en très petits morceaux pour être appréciés lors d’une réunion de kôdô.

Présence de résine à l’intérieur du tronc d’un arbre, récolte de la partie résineuse et présentation d’un petit morceau sur la plaque de mica chauffée.

Que contiennent ces résines ?

Plus de 150 composés aromatiques ont été identifiés au sein de ces résines. Certains ne sont trouvés que dans ces bois d’encens.  Les proportions de ces composés varient selon l’espèce de l’arbre, le pays d’origine, les conditions locales (température, humidité..), la nature des micro-organismes pathogènes (moisissures, bactéries) et la durée d’élaboration de la résine. Il en résulte des profils olfactifs différents selon les bois récoltés. C’est cette diversité de sensations olfactives entre les bois qui est mise à profit dans le kôdô pour titiller la sagacité olfactive des participants.

Pourquoi au Japon ?

Alors que ces bois ne sont pas trouvés au Japon, le kôdô est un art culturel spécifiquement nippon. On ne le trouve nulle part ailleurs dans le Monde. Quels ont été les prémisses de l’apparition du kôdô au Japon ?

Dès l’arrivée du bouddhisme, au 6ème siècle, l’intérêt des nobles  japonais pour ces bois à encens a été forte. Posséder un grand nombre de bois était un signe de richesse, et permettait de parfumer élégamment les vêtements et les pièces de vie.

Certains collectionneurs sont restés célèbres. C’est le cas de Sasaki Dôyo, grand seigneur et esthète, qui possédait au 14ème siècle une collection de 177 bois d’encens prestigieux. Ayant, semble-t-il, une mémoire olfactive très développée il était capable de reconnaître chaque bois par son parfum. Doté d’une grande imagination il a donné un nom poétique à ces bois sur la base de ses ressentis olfactifs : nuages légers, fleurs du vieux prunier, brumes sur le Fuji…, une pratique qui existe encore de nos jours (Source :  La voie de l’encens, L. Boudonnat et H. Kushizaki, Ed. P. Picquier, 2000).

Quand ont été formalisées les règles traditionnelles du kôdô  ?  

Le kôdô est né au 15ème siècle pendant la période du shogun Ashikaga Yoshimasa (1436-1490). Celui-ci, qui a construit le pavillon d’argent à Kyoto, était entouré de gens de toutes sortes (nobles, moines, soldats, artistes…). A cette époque il y a eu un véritable bouillonnement de la culture japonaise qui a vu la naissance et la formalisation de tous les arts japonais qui ont traversé les siècles: art du thé, des fleurs, des poèmes, des jardins, de la musique, du théâtre Nô….

Dans l’entourage de ce shogun il y avait Sanjyô-nishi Sanetaka, un grand intellectuel érudit, chargé des bois odorants précieux à la cour impériale. On le considère comme le fondateur du kôdô. Il a été à l’origine de la pratique Oie, exercée au sein de l’aristocratie et de la cour impériale dans la région d’Edo (Tokyo). Il y avait aussi Soshin Shino. Formé par Sanjyô-nishi Sanetaka, il a été à l’origine de la pratique Shino, populaire auprès des guerriers et du public fortuné dans les régions de Kyoto et Nagoya. Ces deux pratiques (que l’on décrit souvent comme des « écoles ») diffèrent dans la gestuelle de la cérémonie et d’autres aspects, mais pour le pratiquant il s’agit toujours de résoudre une énigme olfactive basée sur l’ordre de présentation des différents bois d’encens. Ces deux « écoles » possèdent un véritable trésor de bois, collectionnés pour certains depuis plusieurs siècles. « Ecouter » ces bois nous relie donc au passé : nous apprécions des senteurs de bois qui ont pu être appréciées par d’autres il y a parfois plusieurs siècles…

Oie et Shino ont développé un très grand nombre de jeux olfactifs ; plusieurs centaines de kumikô ont été en effet formalisés au cours du passé.

Un exemple de kumikô : le Gengi-kô

Le Gengi-kô est certainement le kumikô le plus difficile à réussir; c’est un peu le Graal de tout pratiquant du kôdô. On utilise 5 bois d’encens différents. Pour chaque bois on prépare 5 petites pochettes. On mélange les 25 pochettes et on en tire 5 au hasard. Les bois de ces 5 pochettes sont successivement présentés aux participants qui doivent mémoriser et comparer les  5 senteurs.

A la fin du jeu chaque participant écrit sa réponse. Après avoir écrit son nom sur le papier, il trace dans la partie réservée à la réponse 5 lignes verticales correspondant aux 5 bois successivement présentés (de la droite, le premier, vers la gauche, le dernier). Il relie alors par un trait horizontal les senteurs qu’il pense être identiques. 

Ecriture du nom du participant et de sa réponse au gengi-kô

Par exemple la réponse ci-dessous signifie que le participant a considéré, sur la base de ses sensations olfactives, que le premier et le troisième échantillon présentés étaient issus du même bois, que le second et le quatrième étaient issus d’un autre bois et que le cinquième était différent des deux autres :

Exemple de réponse à un gengi-kô

Il y a 52 réponses possibles, chacune ayant une représentation symbolique particulière :

A ces 52 réponses correspondent 52 chapitres du chef d’œuvre littéraire japonais, le Dit du Gengi, écrit au XIème siècle par une femme, Murasaki Shikibu, et qui raconte la vie d’un prince impérial à Kyoto pendant l’époque Heian (794-1185).

A la fin du jeu, les papiers utilisés par les participants pour exprimer les réponses sont collectés et toutes les informations sont calligraphiées sur une feuille de résultat. La feuille est offerte à celui qui a obtenu la meilleure réponse (en tenant compte aussi d’un ordre de préséance).

Feuille de réponses calligraphiée à la suite d’un gengi-kô effectué par 8 participants

Dans cet exemple Didier et Julie ont trouvé l’ordre correct de présentation des bois mais la feuille a été offerte à Didier qui occupait un ordre de préséance supérieur.  

Tous les autres kumikô existants, plus faciles, suivent le même principe : il s’agit toujours de résoudre une énigme olfactive basée sur l’ordre de présentation des senteurs.

Remarquons qu’à  aucun moment on ne demande aux participants de décrire ce qu’ils sentent !  Ce parti pris est très sage étant donné la difficulté de chacun à pouvoir décrire ses sensations olfactives et l’imprécision des termes descriptifs utilisés. Pour mémoriser les senteurs et les comparer, chacun doit établir sa propre stratégie. Pour distinguer les bois, les experts de kôdô s’aident, semble-t-il, de cinq qualités « olfactives » qui ont été proposées par Jôhaku Yonekawa (1611-1676), à savoir: sucrée (évoquant le miel), acide (évoquant la prune acide), épicée (évoquant un poivron rouge dans un feu), amère (évoquant des herbes médicinales broyées) et salée (évoquant une algue séchant sur un feu).

Participer à une séance de kôdô c’est, bien sûr, avoir le plaisir de sentir de belles odeurs, développer ses connaissances olfactives, et apprendre à utiliser son odorat et sa mémoire. Mais c’est aussi une école d’humilité, de prise de conscience de ses propres limites pour progresser, ce que pourrait signifier l’idéogramme « dô » (la voie) dans kôdô.

Le Bureau de l’association KODO-La voie de l’encens : Pierre-Yves Colombel (Président), Didier Trotier (Trésorier) et Miyuki Furuta (Secrétaire).

Pour en savoir plus:

La voie de l’encens, L. Boudonnat et H. Kushizaki, Ed. P. Picquier

Philosophie du Kodo. Chantal Jaquet

Nippon Kodo

Une démonstration de kôdô selon la tradition de l’Ecole Shino. Le  maître de cérémonie est Marc Antoine Arcelin

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Les mots des odeurs… et les enfants

Contrairement à une idée commune, nous n’avons pas un si mauvais odorat. En terme de sensibilité, c’est-à-dire la possibilité de détecter de très faibles concentrations dans l’air, l’odorat humain rivalise avec beaucoup d’animaux. De même, nous sommes capables de distinguer d’innombrables sensations olfactives différentes.

Par contre, associer des descripteurs précis à nos sensations olfactives est beaucoup plus difficile.
« Quelle est cette odeur, je la connais mais qu’est ce c’est ? ». On a souvent la sensation d’avoir le « mot » sur le bout de la langue, ou plutôt sur le bout du nez, mais sans pouvoir le faire émerger.
C’est particulièrement vrai quand on manque d’autres indices visuels ou auditifs.

Supposons par exemple que l’on vous fasse sentir de l’estragon sans le voir. En prenant conscience de la sensation olfactive notre petit Sherlock Holmes cérébral se met en branle et nous suggère « la cuisine », « la nourriture », « un aromate », certainement une « herbe de Provence ». Mais laquelle ?
Nous hésitons encore entre thym, sarriette, estragon… Le mot précis nous manque encore et nous restons muets. Ce n’est que si d’autres indices sont disponibles (visuels ou auditifs) que nous pouvons prendre une décision plus précise. Par exemple si l’on vous fait choisir entre trois mots : estragon, menthe, orange. Ou bien si vous pouvez voir, parmi les choses qui vous entourent, la source potentielle de l’odeur.

On peut remarquer que cette activité cérébrale (nommer les odeurs) est typiquement un problème humain assez loin des activités normales de l’odorat des autres animaux. C’est un des sens qui s’est développé très tôt dans l’évolution des espèces. Tous les animaux utilisent leur odorat pour faire correspondre ce qu’ils sentent à des catégories mentales (prédateurs, danger, congénères, source de nourriture etc.). Ces catégories mentales sont très liées à des comportements assez stéréotypés (fuite, rapprochement, se nourrir etc.). Mais aucun, bien évidemment, n’utilise des mots pour exprimer leur ressenti. Utiliser des mots pour décrire ce que l’on renifle est une spécificité humaine.

Ce processus d’identification verbale dépend grandement de notre expérience olfactive, c’est-à-dire de l’effort que nous faisons pour associer une odeur à un item identifié. Nous pouvons en effet apprendre, pour peu que nous y fassions attention, à associer des odeurs et des objets concrets.
Froissons une feuille de laurier et portons nos doigts à nos narines, et une association olfactive est créée. Goûtons un sirop de menthe verte, et une autre association est créée. Le cerveau est bien équipé pour créer des catégories perceptuelles pour les objets olfactifs familiers que l’on peut mémoriser.

La catégorisation mentale des odeurs et de leurs descriptifs est cependant soumise à de quelques contraintes.
La première contrainte est reliée à la diversité des sensations olfactives associées au même descripteur. Le mot « fraise », par exemple, reflète des réalités olfactives très diverses. Toutes les fraises n’ont pas exactement le même profil aromatique car les composés odorants ne sont pas les mêmes. De même, l’arôme d’une variété donnée varie selon son degré de maturité. Le cerveau doit alors alimenter une certaine rubrique mentale (« fraise ») de multiples sensations olfactives qui, ayant certaines notes communes, n’en sont pas moins sensiblement différentes. Si l’on veut être précis, au moment de la mémorisation, il faudrait associer l’odeur perçue à « une fraise de la variété xxx au degré de maturité y , à telle température ». C’est vite impossible pour le cerveau de gérer autant de sous-rubriques d’informations, d’autant plus que celles-ci ne sont pas toujours disponibles.


Il est plus alors simple de condenser l’information en quelques traits typiques plus facilement attribuable à une catégorie mentale suffisamment représentative et différentes des autres. Souvent nous utilisons des descripteurs olfactifs idéalisés qui n’ont pas de réalité réelle, plutôt des stéréotypes olfactifs. L’odeur de fraise n’existe pas. Pas plus que l’odeur de rose (promenez votre nez curieux dans une roseraie pour vous en convaincre : il existe autant de parfums de rose que de roses !).

Dans le fond, les informations olfactives suivent un peu les mêmes principes de catégorisations mentales que, par exemple, les informations visuelles. Lorsque nous sommes petits et que nous associons le mot « cercle » ou « carré » à une représentation géométrique particulière, le mot « vert » à certaines couleurs, ou bien le mot « chat » pour certains animaux, nous apprenons très vite que chaque mot peut correspondre à des réalités sensiblement distinctes. Le cerveau est particulièrement apte à alimenter des catégories conceptuelles avec un descripteur donné en tenant compte des variantes possibles.

Mais concédons que tout ce travail de catégorisation mentale est plus difficile pour l’odorat que pour la vision. L’ information visuelle est aisément disponible alors que les sensations olfactives sont fugaces et éphémères puisque réglées par nos inhalations et doivent solliciter fortement la mémoire. C’est une seconde contrainte.

L’odorat est particulièrement apte à mémoriser des sensations olfactives car il est en ligne directe avec l’hippocampe dans le cerveau. Encore faut-il y prêter attention; la plupart du temps nous scotomisons les informations olfactives qui nous entourent, et nous n’en avons tout bonnement pas conscience, car nous n’y prêtons pas attention. La mémorisation de nos sensations olfactives est particulièrement efficace si une composante émotionnelle y est associée, positive (c’est bien/bon pour moi) ou négative (à éviter). Il n’est donc pas surprenant, lorsque nous sentons une odeur, d’avoir l’impression de l’avoir déjà connue ou pas. Nous « connaissons » donc beaucoup d’odeurs même si nous avons des difficultés à les nommer.

Au lieu de s’évertuer à chercher le descripteur qui nous échappe, pourquoi ne pas donner plus d’importance à d’autres aspects comme la mélodie olfactive (les diverses sensations qui évoluent dans le temps), la richesse des notes perçues, voire la beauté intrinsèque de ce que l’on sent ? Cela présente l’avantage de ne pas focaliser toute son énergie à essayer de plaquer un descripteur sur notre ressenti.

Dans la pratique du Kôdô, un art olfactif japonais ancestral dans lequel on apprécie et compare les senteurs de bois d’encens chauffés, dans la concentration et le silence, les mots sont tout simplement bannis. On ne demande jamais au participant de décrire ce qu’il sent ; probablement une retombée de la pratique Zen pour laquelle les mots sont trompeurs et reflètent peu la réalité.

Notre « cerveau olfactif » est donc peu habile à correctement préciser l’objet odorant qui n’est pas
souvent rencontré. Mais il excelle, par contre, dans son pouvoir évocateur. Souvent, lorsque nous
parlons des odeurs, nous ne parlons pas des odeurs mais de nous-mêmes, de nos souvenirs des êtres
et des situations que nous avons vécues. Nous utilisons alors des approximations sémantiques, des
métaphores ou des analogies, qui n’ont pour but que d’induire, par empathie, une certaine
résonance chez l’auditeur. « Cette odeur me fait penser à un soir de juillet au bord de la mer près
d’Arcachon » ou bien « Cela me rappelle l’odeur du grenier de ma grand-mère ». Rien n’est dit sur
l’odeur elle-même, on laisse l’auditeur décrypter selon son vécu et remplir lui-même les cases manquantes.

Que faire avec les très jeunes enfants ?

On peut tout d’abord leur faire prendre pleinement conscience qu’ils ont un odorat. Attirer leur attention, faire sentir le plus grand nombre d’objets odorants possibles afin qu’ils puissent faire des associations et les mémoriser. Dès le plus jeune âge, les processus de mémorisation sont très actifs car l’enfant découvre le monde avec avidité et engrange les informations efficacement. Si vous voulez associer un mot, dire plutôt « c’est l’odeur d’une fraise » que « c’est l’odeur de fraise » , comme nous l’avons vu plus haut. Au fur et à mesure qu’il fabrique ses repères olfactifs, valoriser ses connaissances : « cette odeur, la connais-tu ? A quoi te fait-elle penser ? ».

L’odorat est particulièrement apte à distinguer les odeurs. On peut dès lors imaginer des jeux simples pour valoriser le « pareil –pas pareil » qui peut se faire en l’absence de toute verbalisation descriptive (jeu de deux dans trois; jeu d’association de paires etc).

Quand le Cerveau Renifle !

A l’occasion de la semaine du cerveau : L’encéphale et les odeurs. 

Deux neurobiologistes Nicolas MEUNIER & Roland SALESSE nous expliquent comment le Covid-19 provoque l’anosmie et la perte d’odorat.

Un article est disponible chez Sciences & Avenir : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/twitch-quand-le-cerveau-renifle_152817

Diagnostiquer un malade à son haleine sera bientôt possible

Roland Salesse, chercheur en neurobiologie de l’odorat et membre de l’Equipe Nez en Herbe nous parle des différentes études et résultats portants sur la reconnaissance des maladies grâce à l’odeur.

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


L’idée de reconnaître des maladies à l’odeur n’est pas forcément prise au sérieux. Pourtant, les études convaincantes s’accumulent. Ces dernières années, la littérature scientifique a fourni des résultats forts prometteurs dans le diagnostic de maladies infectieuses, neurologiques, ou encore des cancers. Ces analyses sont réalisées à partir de prélèvements de patients comme leur haleine, leur sueur, leur urine, ou encore des cultures de cellules.

On utilise parfois des animaux à l’odorat sensible comme les chiens ou les rats. Mais le plus souvent, ce sont des capteurs électroniques qui servent à l’examen des molécules odorantes. Avec des résultats plutôt fiables, du moins en laboratoire.

Ces pratiques avaient jusqu’à maintenant suscité l’intérêt d’un cercle restreint de scientifiques et de médecins. Mais l’article publié en début d’année 2017 par Morad Nakhleh, chercheur à Technion (Israel Institute of Technology) à Haïfa, et ses collègues, pourrait bien accélérer les applications en médecine. Cet article réunit les résultats d’expériences menées dans différents pays, utilisant toutes le nez électronique conçu par le Pr Hossam Haick, directeur du Laboratoire de dispositifs à base de nano-matériaux (Laboratory for Nanomaterial-Based Devices) de Technion.

Pour la première fois, une collaboration internationale réunissait sur ce sujet 14 laboratoires dont, en France, l’unité Inserm Hypertension artérielle pulmonaire dirigée par le Pr Marc Humbert, de l’université Paris Sud. Le laboratoire du Technion a ainsi pu valider le principe d’un diagnostic olfactif de 17 pathologies majeures comme la maladie de Crohn ou le cancer des ovaires (voir la liste complète dans le tableau 1 de l’article) par des « nez » électroniques.

1 404 personnes ont « soufflé dans le ballon »

L’éthylotest, utilisé pour la sécurité routière, mesure le taux d’éthanol dans l’air expiré.
Ashleigh Jackson/KOMU, CC BY

D’emblée, les chercheurs ont misé sur une vaste cohorte de sujets, répartie dans cinq pays. Neuf hôpitaux ont sollicité au total 591 personnes en bonne santé et 813 patients souffrant des 17 maladies, déjà identifiées chez eux. Le personnel soignant les a fait « souffler dans le ballon », un peu à la manière des contrôles pour l’alcool au volant. Leur haleine a été collectée dans des ballons en mylar, cette matière plastique résistante servant à fabriquer ceux à l’hélium pour les enfants.

Deux types de pathologies avaient été sélectionnées. D’une part, des maladies sans aucun rapport entre elles, par exemple la pré-éclampsie – une hypertension artérielle durant la grossesse – et la maladie de Parkinson. Ces maladies présentent a priori peu ou pas de marqueurs biologiques communs. D’autre part, des affections touchant les mêmes organes, par exemple le cancer colorectal (le côlon et le rectum) et la maladie de Crohn (l’ensemble du tube digestif). Celles-ci pourraient posséder des marqueurs pathologiques communs et donc être plus difficiles à discriminer pour les médecins – d’où l’intérêt de pouvoir les distinguer par le diagnostic olfactif.

Un ordinateur connecté au « nez »

Le « nez » électronique ne ressemble en rien au nôtre. Il se compose d’un support conducteur de l’électricité – dans cette étude, des nanoparticules d’or – qu’on recouvre d’une couche ultramince d’un matériau synthétique. Celui-ci va adsorber (fixer temporairement en surface) les molécules volatiles et servir de senseur, c’est-à-dire de dispositif de détection. Il faut imaginer tout cela à l’échelle du micromètre (un millionième de mètre) ou même du nanomètre (un milliardième de mètre).

Lorsqu’on fait passer les molécules volatiles de l’haleine sur un tel dispositif, on observe des modifications du courant électrique dans le conducteur, différentes selon des molécules capturées. Pour améliorer les performances de ces détecteurs, on les regroupe en réseaux afin de pouvoir collecter un grand nombre de données pour un même échantillon d’air.

Tout l’enjeu consiste ensuite à analyser correctement ces signaux électriques de façon à bien mettre en évidence leur spécificité et à évacuer toute interférence. Le nez électronique est bio-inspiré, autrement dit copié sur le nez humain : comme notre propre système olfactif, un processus d’apprentissage lui est nécessaire pour reconnaître les odeurs caractéristiques des maladies. Des algorithmes de reconnaissance des odeurs ont donc été élaborés.

Les interférences à éliminer sont de plusieurs sortes. Le tabac laisse des traces fort perceptibles dans l’haleine – comme les proches des fumeurs peuvent le constater – et peut donc perturber le nez électronique. Nous exhalons également des substances particulières liées à notre âge ou à notre sexe qui pourraient, elles aussi, interférer. L’exploitation informatique des résultats a permis de s’affranchir de ces biais, en identifiant les signaux liés à ces facteurs et en faisant ressortir de manière nette les signatures spécifiques des pathologies.

Les chercheurs ont ensuite appliqué une seconde analyse statistique à ces signatures spécifiques. Et ils ont réussi, lors de tests en aveugle, à obtenir un diagnostic juste dans 86 % des cas en moyenne. Les résultats variaient d’une précision de 64 % dans les cas les plus difficiles à discriminer, par exemple distinguer le cancer gastrique de celui de la vessie, à 100 % pour les plus faciles, comme distinguer un cancer de la tête et du cou d’un cancer des poumons.

L’analyse chimique confirme le diagnostic

En dépit de cette avancée spectaculaire, l’équipe restait sur sa faim. D’une part, le nez électronique, malgré ses performances, est incapable d’identifier les composés volatils qu’il a « sentis ». Il n’en dresse en quelque sorte que le portrait-robot olfactif. D’autre part, comme des résultats précédents l’avaient déjà montré, des dizaines de composés organiques volatils se retrouvent aussi bien chez les personnes en bonne santé que chez les malades. Il fallait donc un outil complémentaire, capable d’affiner le portrait-robot…

Les chercheurs ont opté pour la méthode-reine pour les chimistes analytiques, qui s’appelle la GC-MS (pour gas chromatography-mass spectroscopy), une chromatographie en phase gazeuse suivie d’une spectrométrie de masse. Cette technique est puissante car elle permet d’identifier et de quantifier chacun des composants chimiques d’un mélange. Le résultat s’est avéré très concluant : si aucun des composés volatils ne permet, à lui seul, de caractériser une maladie, la combinaison de seulement 13 composés suffit à distinguer les unes des autres les 17 maladies étudiées.

La GC-MS vient donc ajouter un support chimique analytique aux discriminations effectuées par le nez électronique. Cependant, les analyses sont plus longues et plus coûteuses qu’avec ce dernier, et elles nécessitent un personnel spécialisé.

Encore du chemin à parcourir avant l’application en médecine

Le nez électronique, donc, constitue une petite révolution dans le domaine du diagnostic médical. Bon marché, polyvalent, non invasif (sans effraction du corps), ce nez est un dispositif qu’un patient pourrait tout à fait utiliser à la maison, son médecin recevant les résultats via Internet ou un smartphone. Il permettra surtout une détection précoce, qui sera bénéfique aussi bien aux malades qu’à l’Assurance maladie.

Un nez électronique est déjà opérationnel dans l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Cette maladie mortelle n’est habituellement diagnostiquée qu’à un stade avancé et de façon invasive, par introduction d’une sonde dans une veine, jusqu’aux cavités droites du cœur. La collaboration entre l’unité Inserm Hypertension artérielle pulmonaire et l’unité de Technion dirigée par le Pr Hossam Haick a permis de montrer l’efficacité du procédé. Ce nez détecte en effet l’HTAP avec une précision de 92 %. Les chercheurs envisagent maintenant un essai clinique de validation, dans le cadre du Centre de référence de l’hypertension pulmonaire à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (APHP).

Un nez électronique issu des travaux de l’équipe du Pr Hossam Haick, à Technion en Israël. Dans le futur, il suffira de souffler dans ce genre d’appareil pour obtenir une analyse de son état de santé.
Hossam Haick, CC BY

Du chemin reste toutefois à parcourir avant de pouvoir appliquer le diagnostic olfactif dans la médecine de tous les jours. Il faudra évaluer la technique sur de plus larges populations, la standardiser, concevoir des certifications et des marquages CE (conformité européenne), mais aussi créer des banques d’odeurs de maladies. Durant l’Antiquité, les médecins n’avaient pas d’autre moyen que leur propre nez pour déterminer une maladie. Il était temps de voir cet organe, éclipsé par la prééminence des moyens lourds de diagnostic, enfin réhabilité par l’époque moderne !The Conversation

Roland Salesse, Ingénieur agronome, chargé de mission à la culture scientifique, Unité Inra de Neurobiologie de l’Olfaction, Inra and Sylvia Cohen-kaminsky, Immunologiste, directrice de Recherche, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay

Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation sous Creative Commons license. Lire la publication originale.

Olfaction : les effluves du futur

Pour Annick Le Guérer, auteur de Les pouvoirs de l’odeur entre autres ouvrages, l’odorat est le « sens du futur ». Cette historienne et sociologue a consacré une grande partie de sa carrière à réhabiliter l’olfaction.

Et on y est presque ! Nous l’avons vu dans nos précédents articles (ici et ), le paysage socioculturel de l’Occident a considérablement changé depuis les années 1970. Fini le temps de la raison et de la discipline, notre époque prône le plaisir, l’individualisme (témoin le slogan publicitaire de l’Oréal « parce que je le vaux bien »), le naturel et la sensualité. Du coup, l’odorat bénéficie d’un regain d’intérêt. Tout d’abord, grâce une série de découvertes scientifiques, ponctuée par le prix Nobel 2004 de Linda Buck et Richard Axel pour la découverte des récepteurs olfactifs. Et également grâce à son mystérieux pouvoir évocateur, non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi dans le domaine commercial (marketing olfactif), et enfin dans l’art.

Voici que s’ouvrent de nombreux blogs consacrés aux parfums et vertus des huiles essentielles, que se crée un nouveau magazine Nez et que des musées du parfum ouvrent ici et là. Sans parler des « phéromones party », où l’on recherche l’âme sœur avec son nez ! Incontestablement, le vent de la modernité est chargé d’arômes.

Quand on pense « odeur », on pense bien sûr à la parfumerie. Mais aussi à la gastronomie et à l’œnologie, ces dernières plutôt sous l’angle du « goût », en oubliant que c’est l’odorat qui leur confère leur grande richesse. Elles émergent aussi, dans notre imaginaire olfactif, sans doute à cause de leur importance exceptionnelle pour l’économie et la culture françaises.

Marcel Proust, 1895.
Otto Wegener/Wikipédia

Quand on pense « odeur », on pense aussi à ces moments « madeleine de Proust » où, d’un seul coup, un parfum nous ramène à notre enfance ou bien nous rappelle un être cher.

Mais on oublie l’essentiel : en effet, qu’est-ce qui n’est pas odorant dans notre vie de tous les jours ? Refaisons mentalement notre parcours olfactif quotidien. Café du matin, produits de toilette (quand on ne se met pas du déodorant… parfumé) ; puis on descend les ordures dans le local-poubelle (hum !) et on entre dans sa voiture odorisée, fragrance… voiture. Les transports en commun peuvent être « ambiancés » (musique, odorants) et, malgré soi, on y partage le bouquet corporel humain. Dehors, en plus des émanations automobiles, la boulangerie diffuse ses effluves de viennoiseries.

Au travail, odeur d’ambiance, odeur de cantine. À la sortie, odeur des enfants sortant de l’école, courses dans des magasins…odorisés et achat de produits alimentaires aromatisés. Et on rentre dans notre chez-nous qui « a une odeur » pour les visiteurs (pas pour nous, nous sommes habitués) : un mélange de nous-mêmes, de produits d’entretien, de cuisine, éventuellement de bougies parfumées (la plus grande partie de la production d’odorants passe dans les produits domestiques et alimentaires, loin devant la parfumerie-cosmétique).

Bougies parfumées.
eak_kkk/Pixabay

Pour paraphraser Charles Baudelaire et son poème « Correspondances », notre périple quotidien nous fait donc passer « à travers des forêts » d’odeurs qui nous « observent avec des regards familiers », ou plutôt, qui nous sont tellement familières qu’on n’y fait plus attention, qu’on ne les sent plus. Nos perceptions odorantes seraient donc largement inconscientes, un peu exploitées par le marketing olfactif, mais surtout réclameraient de l’attention et de l’éducation, comme nous l’avons vu dans l’article précédent.

Les chercheurs, les industriels et les artistes planchent sur l’odorat de demain, au moins dans trois directions : surveillance et diagnostic olfactifs, bien-être et art.

On s’extasie devant l’odorat des chiens employés à la recherche de personnes, à la détection d’explosifs ou de drogues. On sait moins que des chiens, des rats, et même des abeilles, ont été dressés à identifier les signaux odorants de maladies infectieuses ou cancéreuses, avec d’excellents résultats. On peut également effectuer de telles analyses avec des nez électroniques, machines de laboratoire dont le champ d’application est vaste, puisqu’elles s’attaquent à la surveillance d’ambiance (pollution), à la vérification des matières premières, notamment alimentaires (origine : un lait de plaine ne sent pas la même chose qu’un lait de montagne, qualité : maturité, contaminants), mais aussi depuis peu à la santé, avec la détection non-invasive d’une « signature » odorante dans l’haleine ou les urines de patients.

« Derniers-nez », les nez bioélectroniques, encore au stade de la recherche : des microélectrodes sont recouvertes de récepteurs olfactifs. Ces dispositifs seraient à la fois hautement spécifiques et très bon marché, connectés et éventuellement implantables (wearables, un terme qui émerge), ce qui permettrait non seulement le suivi des patients mais aussi la prévention. Initiées en Europe, ces recherches sont activement poursuivies en Corée, où les délais entre recherche et industrialisation sont beaucoup plus courts. On verra peut-être bientôt un « vrai » téléphone olfactif.

Le bien-être est la seconde voie. Même si la recherche peine à comprendre les modes d’action des odorants, la pratique des aromachologues (ou aromathérapeutes), au-delà du « sent bon », montre que certains parfums ont des vertus apaisantes (lavande), énergisantes (menthe), stimulantes (agrumes). L’important est la relation entre praticien(ne) et le client pour définir l’arôme adéquat. En France, l’association CEW(Cosmetic Executive Women) propose aux personnes hospitalisées des soins cosmétiques très appréciés ; les équipes soignantes mettent en œuvre des protocoles multisensoriels (dont l’olfaction) pour stimuler des patients dans le coma ou victimes de maladies neurodégénératives. À Singapour, Givaudan, le plus grand producteur mondial de matières premières pour la parfumerie, participe à la création d’un hôpital dédié à l’aromathérapie. On n’en est sans doute qu’aux tout débuts.

« Les parfums de l’âme », pièce de théâtre olfactif par Violaine de Carné. Scène finale : le testament olfactif. Dans cette pièce, six personnages se retrouvent dans une usine du futur où l’on reconstitue l’odeur des chers disparus.
Misa, Author provided

L’art contemporain n’a peur de rien. Des parfumeurs-créateurs travaillent, souvent en association avec d’autres artistes, pour proposer des performances ou des installations olfactives. C’est ainsi qu’en 2015 à Bâle, au Musée Tinguely, on a pu « sentir » l’exposition Belle haleine, où l’on pouvait « déguster » les épices d’Ernesto Neto ou les papiers peints à l’odeur de peur humaine de Sissel Tolaas. Le groupe Jazz on Riviera propose des concerts odorisés. La compagnie Le TIR et la Lyre crée des pièces de théâtre olfactif, où les spectateurs sont surpris de comprendre le rôle des odeurs, non seulement comme vecteurs d’émotion, mais aussi comme passeurs entre le présent et le passé, entre les personnages et les absents. Boris Raux, plasticien inventif, construit des installations avec des matériaux odorants, comme cet escalier, certes praticable, mais en savon de Marseille !

Les esprits imaginatifs nous réservent sans doute encore bien des surprises, à nous de savoir les sentir.The Conversation

Roland Salesse, Ingénieur agronome, chargé de mission à la culture scientifique, Unité Inra de Neurobiologie de l’Olfaction, Inra

Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation sous Creative Commons license. Lire la publication originale.

Olfaction : le cerveau a du nez !

Ça ne nous étonne pas de voir un chien renifler des traces au sol. Mais cela nous surprendrait beaucoup de voir un humain faire la même chose. C’est pourtant ce qu’a réalisé en 2007 l’équipe de Noam Sobel en Californie. Des étudiants aux yeux bandés et aux mains gantées ont parfaitement suivi une trace de chocolat (il fallait bien motiver les jeunes !) à travers une prairie en la flairant, uniquement avec leur nez.
C’est dire que si l’olfaction humaine – ou odorat – est encore mal connue, elle est néanmoins parfaitement fonctionnelle. Pour découvrir ce sens qui nous enchante ou nous révulse, selon l’odeur, je vous propose une série de trois articles. Et, pour commencer, intéressons-nous à la biologie de l’odorat.

L’éléphant a l’un des odorats les plus développés du monde animal.
L’éléphant a l’un des odorats les plus développés du monde animal.
Mara 1/Flickr, CC BY

Nous ne sommes ni des éléphants, ni des rats, ni des chiens aux odorats hyper développés. En tant qu’humains, nous avons perdu la locomotion quadrupède qui met le nez si proche du sol où se trouvent toutes les traces olfactives intéressantes (congénères, partenaire sexuel, nourriture, traces des proies et des prédateurs, environnement). Mais la bipédie n’a pas été sans conséquence positive sur notre odorat : se tenir debout a notamment raccourci le passage entre la bouche et le nez via le pharynx (ou arrière-gorge).

Le goût passe par le nez

Du coup, nous voilà dotés d’un sens complexe qui fait intervenir à la fois ce qui se passe en bouche et dans le nez : le « goût » associe ce que j’appelle la « gustation », soit les 6 saveurs connues : sucré, salé, acide, amer, gras et « umami » (celui de la soupe chinoise) et ce qu’on perçoit dans le nez car les produits odorants volatils libérés lors de la mastication remontent vers lui par le pharynx. Si bien que, quand on est enrhumé, on « perd le goût », c’est-à-dire en fait essentiellement l’odorat car le nez est bouché.

Mais au fait, comment sent-on ?

La première étape se produit dans le nez : il y a transformation du message chimique des produits odorants en un message nerveux compréhensible par le cerveau. Chez l’humain, l’épithélium olfactif est une petite zone de 5 cm2 tout en haut de chaque cavité nasale, entre les deux yeux. La même surface que chez le rat. Mais elle peut atteindre 200 cm2 chez les chiens au long nez. Ses cinq millions de neurones (ou cellules nerveuses) olfactifs sont dotés de protéines spécialisées, les récepteurs olfactifs, qui captent les molécules odorantes, ce qui stimule les neurones. Un neurone stimulé génère un influx nerveux qui va passer dans le cerveau au niveau du bulbe olfactif. Cet épithélium est le seul tissu nerveux en contact avec l’extérieur et il possède la propriété exceptionnelle de se renouveler tout au long de la vie, grâce aux cellules souches qu’il abrite.

Deuxième étape dans le cerveau : le bulbe olfactif collecte l’information de l’épithélium olfactif et dresse la carte d’identité chimique de l’odorant. Ce bulbe est une structure dans le cerveau, au-dessus de chaque cavité nasale. On trouve à sa périphérie une couche constituée de nombreuses « bulles » : chacune est un glomérule.

Carte d’identité de l’odeur

Tous les axones des neurones olfactifs exprimant le même récepteur olfactif (donc recevant le même odorant) convergent vers un seul glomérule. Ainsi, on obtient deux résultats importants. Premièrement, un glomérule collecte l’information en provenance de milliers de neurones olfactifs, ce qui augmente la sensibilité. Deuxièmement, le dessin des glomérules activés reflète la nature de l’odorant, définissant ainsi sa carte d’identité chimique.

Chaque glomérule est connecté à une cellule dite « mitrale » (en raison de sa forme de mitre, le chapeau des évêques). Ces cellules collectent l’information de chaque glomérule et la transportent vers l’étape suivante, le cortex olfactif.

Troisième étape : le cortex olfactif. Il fait partie du système limbique, carrefour des émotions et de la mémoire. Il y a un cortex olfactif de chaque côté. Environ 150 millisecondes après l’inhalation, le message odorant parvient à la deuxième synapse du parcours olfactif. On n’a pas conscience de cette progression qui pourtant stimule deux zones importantes, l’amygdale et l’hippocampe.

L’amygdale traite les émotions, agréables ou désagréables tandis que l’hippocampe joue un rôle majeur dans l’encodage et le rappel des souvenirs. Vous connaissez sans doute la madeleine de Proust : l’écrivain décrit dans À la recherche du temps perdu un souvenir d’enfance réveillé par la stimulation de son cortex olfactif ! Car, si l’effluve de la madeleine est fugace, la mémoire olfactive peut durer toute la vie.

La quatrième étape fait intervenir le cortex orbitofrontal qui traite l’information olfactive de façon consciente. Après le cortex olfactif, le message nerveux aboutit, au bout de 300-500 millisecondes, au cortex orbitofrontal qui se trouve juste au-dessus des yeux. Nous sommes maintenant dans le néocortex, qui relie les sensations conscientes aux fonctions cognitives, aux fonctions de jugement, et au langage. Le cortex orbitofrontal intègre également les informations gustatives lorsqu’il s’agit de nourriture.

Cerveau vu de dessous : en rouge, les bulbes olfactifs et leur prolongement dessinés Ancheta Wis/Wikipédia

Le cortex orbitofrontal, zone corticale préfrontale du goût et de l'odorat.

Le cortex orbitofrontal, zone corticale préfrontale du goût et de l’odorat.

Gerard Cohen.Wikimédia

Organe de parfumeur

On a dit que l’hippocampe était particulièrement développé chez les chauffeurs de taxi londoniens, grands mémorisateurs. Le cortex orbitofrontal est, lui, un organe de parfumeur : il est plus épais chez eux que dans le reste de la population. Il s’épaissit même avec l’âge, alors qu’il a tendance à s’affiner chez les non-professionnels.

Toutes ces informations sont relativement nouvelles : pendant longtemps, la science a dédaigné l’odorat. En Occident, si certains philosophes de l’antiquité s’y sont intéressés, la philosophie, la morale, la psychanalyse et la recherche scientifique se sont employées ensuite à le déprécier ou à l’ignorer, avant que Nietzsche ne le réhabilite au début du XXe siècle, puis que la biologie moléculaire et l’imagerie cérébrale ne s’en emparent au tournant du troisième millénaire.

Nous sommes loin des années 1930-1950 où l’on enregistrait acrobatiquement des influx nerveux à l’aide d’un stylet sur une feuille de papier noircie au noir de carbone. Dès les années 1970, on a pu mesurer des courants sur l’épithélium olfactif, puis sur un seul neurone de l’épithélium ou du bulbe, grâce aux progrès de l’électrophysiologie (mesure des courants très faibles dans les neurones et dans les nerfs).

Si bien que, dès les années 1980, ces travaux, alliés à l’histologie (étude microscopique des tissus biologiques), avaient révélé la structure et la fonction des quatre zones nerveuses majeures présentées ci-dessus.
Les recherches ont émergé aux yeux (et au nez) du public, avec la découverte des récepteurs olfactifs en 1991, qui valut à Linda Buck et Richard Axel, deux Américains, le prix Nobel de physiologie et médecine en 2004.

Pourquoi cette récompense ? D’une part, parce que ces récepteurs représentaient le chaînon manquant entre les odorants et la réponse comportementale. D’autre part, parce que, avec un répertoire d’environ 1 000 gènes chez les mammifères (400 chez l’Homme mais 2 000 chez l’éléphant), les récepteurs olfactifs constituent la plus grande famille de gènes chez les vertébrés, témoignant ainsi de l’importance de l’odorat. Enfin, parce que les nouveaux outils moléculaires ont ensuite permis de comprendre le fonctionnement, l’organisation et le développement du système olfactif.

Avec l’ère de la génomique et de l’imagerie cérébrale, nous pouvons désormais « voir le cerveau sentir », comprendre comment il traite le message olfactif et déclenche des comportements adaptés. Dans un second article, nous découvrons comment il est possible d’apprendre à humer…The Conversation

Roland Salesse, Ingénieur agronome, chargé de mission à la culture scientifique, Unité Inra de Neurobiologie de l’Olfaction, Inra

Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation sous Creative Commons license. Lire la publication originale..

Olfaction : sentir, c’est comme jouer de la musique, cela s’apprend !

« Pot pourri », Edwin Austin Abbey, 1899.« Pot pourri », Edwin Austin Abbey, 1899. Wikipedia

L’odeur a rarement bonne presse chez les savants : un sens « faible » pour Aristote, « importun » pour Kant, « animal » pour Freud… Le désintérêt de notre civilisation pour l’olfaction se reflète dans la pauvreté de notre langage pour décrire les odeurs, pauvreté qui provient de notre absence d’éducation et de culture dans ce domaine.

En fait, la situation n’est pas complètement désespérée car, comme nous l’avons vu dans notre premier article, notre odorat fonctionne quand même, tout le temps. Il suffit d’y faire attention.

Bien sûr, il existe des cas où « l’on ne sent rien du tout ». Tout récemment, dans une grande enquête nationale auprès de milliers de Français, un collègue de Lyon a montré qu’environ 10 % des répondants étaient soit anosmiques (perte totale de l’odorat), soit souffraient d’une perte partielle de sensibilité, souvent liée à l’âge (cette diminution frappe 20 % des plus de 65 ans).

En fait, si nous sommes souvent incapables d’identifier exactement un odorant, nous procédons néanmoins par catégorie. Par exemple, si l’on fait sentir du romarin, les réponses vont être : « lavande », « thym », « herbes de Provence » ; faute de précision, la catégorie « herbes de Provence » incluera ces différentes senteurs. Cette propriété de généralisation du cerveau est bien pratique et efficace : quand on n’est pas spécialiste, on est quand même capable de reconnaître des odeurs alimentaires, des odeurs florales, des odeurs animales, etc.

Dix ans de pratique

Pétales de roses prêtes à être transformées en essence florale.
Pétales de roses prêtes à être transformées en essence florale.

Ce qui nous manque, c’est l’entraînement. Les jeunes parfumeurs mémorisent des centaines d’odorants : soit des corps chimiques purs, soit des produits de référence, soit des parfums historiques. Et non seulement ils apprennent par le nez, mais aussi en mettant des mots sur leurs perceptions. La profession s’accorde sur une classification des parfums largement basée sur leur composition : hespéridés, floraux, fougère, chypre, boisés, ambrés, cuir. On estime qu’il faut dix ans à un apprenti pour être capable d’utiliser cette « olfactothèque », d’une part pour identifier des odorants, d’autre part pour concevoir un parfum.

Apprenties-parfumeuses à l’ISIPCA. Les deux étudiantes sont en train de sentir des mouillettes imprégnées d’odorant. Elles apprendront ainsi des centaines d’odeurs de référence en deux ans de formation.Carole Sester, ISIPCA, Author provided

Apprenties-parfumeuses à l’ISIPCA. Les deux étudiantes sont en train de sentir des mouillettes imprégnées d’odorant. Elles apprendront ainsi des centaines d’odeurs de référence en deux ans de formation.Carole Sester, ISIPCA, Author provided

Comme les musiciens, les parfumeurs doivent entretenir et amplifier leur répertoire en pratiquant tous les jours. Quand on observe leur cerveau en imagerie cérébrale, on voit qu’ils dépensent moins d’énergie que les débutants et que leur cortex orbitofrontal est plus épais que le reste de la population. Des parfumeurs que j’ai interrogés, je retiens également que, outre le vocabulaire officiel, chacun d’eux possède sa façon de se représenter le monde olfactif : formules chimiques, images ondoyantes et colorées, paysage.

Cette pratique artistique peut paraître élitiste mais en fait, quelques instituts proposent des formations dans lesquelles « monsieur tout-le-monde » (plus souvent madame, d’ailleurs) peut apprendre en quelques heures ou quelques jours quelques rudiments qui lui permettront de se repérer dans l’univers olfactif et de progresser dans sa connaissance. Il en est de même en œnologie ou en cuisine.

Les grandes marques de parfumerie ont tendance à privilégier le marketing par rapport à l’éducation et c’est dommage. La France est (encore) le premier pays pour la parfumerie-cosmétique mais, paradoxalement, cela repose sur une formation restreinte aux professionnels et une recherche scientifique méritante mais peu nombreuse. Comment propager une culture olfactive ? Je m’en tiendrai à deux pistes, l’apprentissage dans le jeune âge et les pratiques artistiques.

Éducation olfactive

Les nouveaux rythmes scolaires ont dégagé quelques heures par semaine qui pourraient être employées à l’éducation olfactive. Quelques jeux olfactifs existent et les ateliers « fabriquez votre parfum » ont beaucoup de succès auprès des enfants. On peut leur faire déguster une purée de fruit ou un yaourt aromatisé avec les yeux bandés et le nez bouché, ce qui les empêche de reconnaître le mets ; mais, dès qu’on débouche le nez, les arômes reviennent par l’arrière-gorge et l’identification est souvent immédiate. Plus inattendu : on leur demande d’apporter une écharpe qu’ils portent souvent. On leur bande les yeux et on leur demande de reconnaître, avec l’odorat, leur propre écharpe au milieu de celles de leurs camarades ; la plupart du temps, le score est de 100 % ; certains même reconnaissent l’odeur d’un ou d’une camarade.

Orgue à parfums.

Orgue à parfums.

Florit0/Flickr, CC BY-SA

L’odorat comme un bel-art

Les beaux-arts s’adressent à nos sens « à distance » et « raisonnables » que sont la vue et l’ouïe, et génèrent des œuvres tangibles, durables. L’odorat ne pèse pas lourd face à ce monstre institutionnel. Art des effluves fugaces, des impressions fugitives, des émotions réveillées, il a du mal à accéder au statut de bel-art, bien que la démarche artistique des parfumeurs-créateurs soit tout à fait semblable à celle des autres artistes : comme eux, ils font se rencontrer la matière et la pensée.

Tous les « nez » (certains contestent cette appellation ; ils n’ont peut-être pas un sens olfactif plus développé que vous ou moi, mais ils ont surtout un cerveau entraîné) que j’ai rencontrés savent à l’avance l’odeur qu’ils cherchent, sa composition de base, comme le musicien peut avoir en tête sa musique sans la jouer. Ensuite, ils s’en approchent progressivement par essais successifs et, quand LA composition attendue émerge, ils l’identifient avec certitude : eurêka !

Sans viser ce niveau, on pourrait imaginer une pratique de loisir comme on fait de la peinture, de la lecture ou du chant choral.

Dans le troisième article de cette série, nous en apprendrons plus sur le futur et les nez électroniques.The Conversation

Roland Salesse, Ingénieur agronome, chargé de mission à la culture scientifique, Unité Inra de Neurobiologie de l’Olfaction, Inra

« Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation sous Creative Commons license. Lire la publication originale.